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Fanes de carottes
15 janvier 2010

Cinq sens - 2

Un péché mortel : la gourmandise

par Shi May Mouty

Depuis longtemps déjà, il courait, haletant, épuisé. Son ennemi était rapide et puissant. Il respirait son odeur sauvage, puante de haine et de fureur. Heureusement pour lui, sa petite taille était un atout et il n’avait pas son pareil pour se faufiler dans les passages étroits. Son poursuivant aux exhalaisons répugnantes était alors contraint de faire des détours qui le retardaient dans cette course pour la vie.

Justement, là, devant lui, une mince ouverture. Il s’y glissa.

De l’autre côté, une vague odeur de moisi stagnait.

Il se recroquevilla dans cet espace restreint et encombré, le museau entre les pattes, le dos arrondi. Il était en sécurité, et son souffle s’apaisa.

Soudain, de nouveau assailli par l’odeur nauséabonde du molosse, il fut saisi d’une peur incontrôlable. Il urina et lâcha quelques petites crottes noires, comme des grains de chapelet. Leur fumet familier le rassura.

Autour de son abri, les aboiements redoublèrent. Il attendit, tremblant. Allait-il être déchiqueté par des crocs aigus ? Allait-il être englouti par cette gueule pestilentielle dont s’échappaient des relents de viandes avariées et de croquettes enrichies en vitamines ?

Mais contrairement à ses craintes, rien de tout ceci n’arriva. Il fut cependant très surpris lorsque son refuge fut soulevé, puis tangua, avant de se stabiliser momentanément. Soudain, de nouvelles odeurs l’agressèrent : vapeurs d’essence et de caoutchouc surchauffé, fumées âcres mêlées à une fragrance boisée.

Il respirait mal. Il était ballotté dans tous les sens de manière brutale ce qui déclencha son effroi. Ses poils courts et raides se hérissaient en crête le long de son échine.

Puis enfin revint le calme.

Ses narines détectèrent une puanteur rance, mélange de relents ammoniaqués, de crottin, d’urine, de fourrage et d’égouts. Il hésitait à quitter son abri quand, quand il fut à nouveau déplacé.

Un long moment, il resta sans réaction. Enfin, il se décida à sortir.

Il se trouvait dans une obscurité totale, sur un sol ferme à odeur de terre sèche. Dilatant ses narines palpitantes, il tourna la tête pour découvrir ce nouvel univers. Ses moustaches sensibles étaient agitées de petites secousses. Il explora les lieux sans se déplacer, uniquement grâce aux effluves qui venaient à lui.

De sa gauche arrivaient des parfums puissants, acidulés et légèrement sucrés de poires et de pommes. Il imagina ses incisives tranchantes cisaillant leur chair tendre après en avoir transpercé la peau lisse et savoureuse.

Il avait déjà vécu dans des lieux identiques et en gardait un souvenir merveilleux et si précis qu’il se mit à saliver. 

Pivotant lentement, il repéra d’autres senteurs. De grandes caisses exhalaient la douceur herbeuse de salades, le piquant soufré de poireaux et, plus désagréable, des choux. Puis lui parvint l’odeur fade d’un tas de pommes de terre. Plus éloignés, à peine perceptibles, stagnaient des remugles de vinasse. Il se détourna.

Il s’était légèrement déplacé pour poursuivre son exploration olfactive quand son cœur fit un bond. Le meilleur du meilleur. Etait-ce possible ? Un parfum délicat et suave de fromage bien affiné, à la pâte molle promettant de couler délicatement dans le gosier, parvenait jusqu’à lui. Il reconnaissait ce bouquet et les délices qu’il pouvait en espérer. Il humait tous ces arômes, les faisait pénétrer dans ses narines, ses poumons et son corps entier. Il titillait ses naseaux et affolait les connexions nerveuses de son cerveau. Quelle béatitude ! Quelle extase !

Comme il avait très faim, il négligea les fruits et les légumes. Ses petites pattes trottant sur le sol dur, il se précipita vers l’objet de tous ses désirs... Et se cogna le nez contre le fin grillage d’un garde-manger bien fermé.

Il avait de l’expérience, il était rusé. Il avait rencontré bien des obstacles tout au long de sa vie, mais là, il n’était plus lui-même. Obsédé par ce régal si proche et inaccessible, il n’était plus qu’un nez prolongé par un estomac agité de crampes douloureuses. Il était fou de désespoir et de faim. Dépité, il tourna, tel un moustique autour d’une lampe. Après moins d’une minute de ce manège, il abandonna toute prudence.

Le fermier, lui aussi, était expérimenté. Il savait que les rats détectent l’odeur humaine et s’en méfient. Il y eut un petit clic brutal, accompagné d’un couinement plaintif. Il avait mis des gants quand il avait posé le piège près du garde-manger, dans la cave. Dans un ultime réflexe de peur, le rat libéra une petite crotte noire odorante.

* * *

Une triste fin, pour avoir répondu à l’appel des cinq sens

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Commentaires
I
map et mc, merci pour elle.
M
Un grand bravo Shi May Mouty ! Quelle belle recherche sur l'odo-rat ! Perdu par la gourmandise ... il fut rat-trappé !
M
Nul besoin d'être petite souris pour assister à la scène : avec cette description très approfondie, on s'y croirait et on finit c'est vrai par plaindre ce rat qu'il soit des villes ou des champs :) bravo Shi May Mouty
I
merci pour la visite ! <br /> N'hésite pas à revenir, et à participer en écrivant si tu le souhaites.
L
je suis revenue faire un tour, j'avais remarqué plusieurs sujets qui m'intéressaient, et je "tombe" sur celui-ci, tout frais, que j'ai bien apprécié, quoique je trouve qu'on finirait par être du côté du rat!
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