Le feuilleton du dimanche
Chroniques d'Octavie
deuxième épisode
Néléa
par Pandora
Je me réveille en sursaut, poussant un petit
cri auquel répondent quelques singes dans la ville endormie ; il n’y a pas
de chiens à Octavie. J’ai mal aux mains d’avoir trop serré les poings. Mes
cheveux collent à mon dos trempé de sueur, une peau nue que la brise du matin
caresse dans une froide étreinte. Je frissonne et me colle au torse velu de Melfor
pour qu’il me transmette un peu de sa chaleur. Habitué à mon sommeil agité, il
ne se réveille pas.
Ce contact me ramène au présent. Les images
étaient d’une telle force ! La main qui coupe, les cordes qui lâchent, la
ville qui sombre. J’entends encore les hurlements et ressens la souffrance des
habitants, beaucoup sont mes amis : j’ai vu la chute d’Octavie. Pourtant,
seuls les balancements plus appuyés du hamac témoignent de l’intensité de ma
vision. Tout est calme et paisible alentour, le ciel accueille les premières couleurs
rosées du matin. Une brume dense et cotonneuse recouvre le fond du gouffre. Presque
accueillante.
Ce n’était pas un cauchemar, je ne rêve jamais.
Je vois : je suis la prophétesse et cette nuit, notre futur était bien
sombre.
J’ai du mal à me détacher de Melfor dont la
respiration profonde m’apaise, mais je ne dois pas tarder. J’ai le pouvoir de changer
ce qui est prédit. Je me lève en retenant le hamac pour ne pas réveiller mon
amant, et je gagne le centre de la petite plate-forme de bois qui nous sert de
lieu de vie. Ma robe rouge pend, accrochée à un clou ; je l’enfile et je
m’approche de l’autel posé devant le mur principal. J’y ai placé en offrande
sept bougies qui ne doivent jamais s’éteindre et autant de coupelles remplies
d’eau pure que je renouvelle tous les jours. Nous habitons, seuls, au niveau le
plus bas, n’apercevant le ciel qu’au travers des mailles de la ville suspendue.
Entre les habitations et tous les objets, de plus en plus nombreux, qui pendent
sous le filet principal, il viendra un jour où nous ne verrons plus le bleu du
ciel. J’ai le droit d’utiliser le feu, normalement proscrit dans toute la
ville. J’allume un bâtonnet d’encens et récite une prière pour remercier les dieux
de m’avoir accordé cette vision. Il est encore temps et je sais ce que je dois
faire.
J’enroule mes cheveux en chignon et les
recouvre d’une coiffe rouge elle aussi, la couleur divine. Une légende raconte
que celui qui voit les cheveux de la prophétesse meurt dans le mois qui suit.
Les habitants d’Octavie sont superstitieux, mais pas tous heureusement :
lors de notre première nuit, Melfor n’a pas eu peur de me décoiffer afin de glisser
ses doigts dans ma chevelure corbeau ; il a ensuite été tout aussi
entreprenant, mais c’est une autre histoire ! C’était il y a bientôt trois
ans, pourtant il est toujours en vie, et toujours aussi curieux.
Les oiseaux chantent, c’est le signe du
départ. Je commence la remontée vers les niveaux supérieurs. Grimper les innombrables
échelles et cordes de cette toile d’araignée m’a donné un corps fin et musclé.
Je me hisse souplement d’un palier à l’autre, marchant parfois sur quelques
traverses ou passerelles, et je progresse dans la faible clarté de l’aube vers
le filet principal. Je sais où aller, j’ai reconnu l’endroit et la bague que
portait la main : une pierre jaune de volcan, sertie dans un alliage d’or
et de platine.
Le jour est presque levé, il ne me reste plus
beaucoup de temps. La lumière croît à mesure que je monte et me rapproche du
soleil, j’en profite pour accélérer. Je ne veux pas penser à la chute, à
l’abîme qui court sous mes pieds. Je saute d’une traverse à l’autre pour gagner
la Croisée des Cordes, le cœur de ma vision. Je vole vers mon objectif,
poursuivie par quelques singes joueurs. Les dieux sont avec moi : Bastilus
hésite encore devant les longs filins qui tiennent la ville, la main n’a pas
frappé. Je l’ai reconnu à sa pierre : Calista en était si fière. Elle l’avait
trouvée alors que nous jouions, petites filles, près du cratère du Grand Volcan
dont l’une des pentes commençait pratiquement à la sortie est de la ville. Il est
éteint depuis très longtemps mais nos parents nous interdisaient de nous y
promener… ce qui nous le rendait irrésistiblement attirant ! Calista
disait qu’il ne pouvait rien lui arriver tant qu’elle restait avec la
prophétesse, l’Elue des dieux. Je n’avais pas revu Bastilus depuis la disparition
de mon amie. Je me rapproche en lui criant :
— Ne fais pas ça, Bastilus.
Il sursaute. Perdu dans ses pensées, il ne m’a
pas entendue arriver.
— Ne fais pas ça, c’était un accident.
Il se tourne vers moi, laissant tomber ses
mains dont l’une tient le long couteau que j’ai vu dans ma prémonition.
— Néléa…j’aurais dû me douter que tu
viendrais !
— Je t’ai vu détruire la ville et précipiter
tous les Octaviens dans le gouffre. Leurs cris m’ont accompagnée alors que je
courais ici. Tu n’es pas un assassin, Bastilus.
Je m’approche encore de lui mais il recule
d’un pas et lève sa main armée, menaçant :
— Ne bouge pas. Toi aussi tu l’as tuée. Je ne
suis plus rien à cause de vous.
Je palis sous la violence de ses accusations,
des mots qui me hantent chaque soir depuis que Calista est tombée dans les
abîmes d’Octavie. Moi, la prophétesse, je n’ai pas vu.
Les mains écartées en signe de paix, je m’avance
vers lui malgré le couteau levé :
— Je ne commande pas aux dieux Bastilus. Moi
aussi je l’aimais. Tue-moi si tu veux, mais ne coupe pas ces cordes.
— Mais tu ne vois donc rien, Néléa ?
Cette ville maudite t’a prise dans ses filets, comme les autres. Elle tuera
encore si je ne fais rien !
Ses bras s’agitent à la façon d’un chef
d’orchestre. La lame danse dans le contrejour et me renvoie des éclats de
soleil. J’essaie de paraître sûre de moi, mais je suis trahie par l’agitation
de mes mains. Je n’ai jamais su jouer la comédie.
— Calista n’aurait pas voulu qu’on meure pour
elle, Bastilus !
Sa voix claque et résonne en écho dans le
gouffre tout proche :
— Comment oses-tu parler en son nom !
— Comment oserais-tu tuer en son nom ? Calista
était mon amie. Je ne veux pas te perdre toi aussi.
Il ne bouge pas, me fixant en silence. Puis il
baisse la tête et se met à pleurer comme un enfant, ses larges épaules secouées
de sanglots. Je lui prends doucement le couteau que je lance loin dans l’abîme.
Nous savons tous les deux que tenir un objet tranchant sur la Croisée des Cordes
est passible de pendaison.
— Pourquoi est-elle morte ? Elle me
manque tellement !
Je le prends dans mes bras et nous la pleurons ensemble. Longuement. Je ne raconterai pas ce qui a été prédit. Je ne veux pas condamner Bastilus, même si ma charge de prophétesse me l’impose. Les dieux ne m’ont-ils pas trahie les premiers en m’empêchant de sauver mon amie ?
Illustration: Tilu
A suivre…