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Fanes de carottes
24 mai 2008

De l'autre côté de minuit ?

Emmanuelle_Heidsieck___Il_risque_de_pleuvoirInterrogée par Rue 89, Emmanuelle Heidsieck, journaliste spécialisée dans les questions sociales, explique ce qui l’a incité à écrire Il risque de pleuvoir, roman dans lequel elle décrypte les stratégies mises en œuvre par les assureurs privés, avec la complicité des pouvoirs publics, pour privatiser le système d’assurance maladie : « il y a une forme de distorsion absolument sidérante entre la méconnaissance des Français sur le système d’assurance maladie et l’enjeu que ça représente. (…) l’enjeu est majeur. Dans les questions d’assurance maladie, on est assez vite dans une histoire de vie ou de mort, c’est-à-dire dans l’histoire de : qui va pouvoir accéder aux soins ? Est-ce que les soins vont être de qualité ? Est-ce que les classes sociales dans leur ensemble vont pouvoir être soignées ? Et ce n’est pas du tout (…) pareil d’avoir d’un côté le système qu’on a aujourd’hui, c’est-à-dire une sécurité sociale universelle et solidaire et égalitaire et de l’autre, peut-être, dans l’avenir, des assureurs privés qui ne sont pas du tout dans ses valeurs là, qui sont dans (une) logique de profit et donc avec la pression des actionnaires »[1].

Ce sont toutes ces questions qu’Emmanuelle Heidsieck soulève dans son livre. Le prétexte "roman" ne me semble pas très convaincant, en ce sens que l’intrigue tient en quelques lignes : Antoine Rougemont, cadre supérieur qui travaille dans le secteur de l’assurance depuis trente ans et enseigne les théories de l’assurance à l’Université Dauphine, se rend à l’enterrement de la sœur de son ex-femme, remariée à Alexandre Cadassus, PDG du groupe d’assurances Ganax, leader des assurances privées en France et à la pointe du lobbying en vue de la privatisation de la Sécurité sociale. Nous assistons à cet enterrement dans la tête d’Antoine qui se demande quelle est sa place dans cette cérémonie et s’il doit ou pas aller au cocktail qui suivra la cérémonie funèbre :

"De toute façon, je peux très bien ne faire que passer. Mais je ne peux pas dire « Je ne fais que passer ». Quand on se retrouve, après, il ne faut pas avoir l’air pressé. C’est inconvenant. Il faut faire mine de rester, et subitement partir. Mais si on me voit, en train de filer à l’anglaise, cela peut faire jaser, celui qui n’assume pas, etc. Quand on s’excuse de ne pouvoir venir ou de ne pouvoir rester, le refus doit toujours être motivé. Et l’idée de voir Prigent, Ruder, Durand, l’idée de voir Alexandre pavaner. Non, il ne va pas pavaner. Il va prendre un air grave sur lequel il va coller un sourire et il va finir par me dire « Je te ressers un verre ? ». Je vais me retrouver coincé, je suis même capable de quitter les lieux le dernier. C’est impossible de simplement passer. Tout ceci commence à me contrarier. Je ne peux pas supporter l’idée, non, je ne peux pas, je ne peux pas supporter l’idée de ne pas y aller. Il n’y a aucune raison pour que j’en sois privé."[2] 

Pour autant, la lecture de ce livre, qu’on le qualifie de roman, de satire sociale…, est essentielle parce qu’Emmanuelle Heidseick y dresse un tableau extrêmement clair et précis de l’évolution en cours de notre système de santé… Et, finalement, le prétexte du roman, car roman il y a quand même, est bien choisi : derrière le questionnement d’Alexandre sur sa participation (ou pas) au cocktail qui suivra l’enterrement se cache une autre interrogation : sa conception du métier d’assureur est-elle compatible avec la privatisation, annoncée et souhaitée par les assureurs privés, du système d’assurance maladie ? Et, puisqu’elle ne l’est pas, quelle est sa marge de manœuvre pour continuer à exercer son métier dans le respect des principes qui ont conduit à la création de la Sécurité sociale et que rappelait Emmanuelle Heidsieck dans son interview à Rue 89, à savoir l’universalité, la solidarité et l’égalité dans l’accès aux soins ?

« Pour ma part, bien qu’assureur, j’estime que l’on ne peut écarter de l’analyse les finalités qui ont présidé à la création de la Sécurité sociale. L’objectif était certes économique mais aussi politique. Il s’agissait d’instaurer « une véritable démocratie économique et sociale impliquant l’éviction des grandes féodalités financières de la direction de l’économie », d’où la nationalisation de toutes les sociétés d’assurances par la loi du 25 avril 1946, et « d’assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail », ordonnances des 4 et 19 octobre 1945. (…) Cela n’est pas évident de tenir ce discours devant des étudiants en master à Dauphine. Il y en a qui me prennent pour un pauvre type complètement déphasé. Alors qu’il y a dix ans, on m’écoutait sans sourciller. Ce n’est pas parce qu’il y a une bande qui veut s’emparer du secteur santé que je vais changer mon cours. Ce n’est pas parce qu’ils sont là, derrière, avec leurs BMW mal garées, que je vais me laisser faire. Tout ceci commence sérieusement à m’insupporter. Bon sang, je vais y aller ou je ne vais pas y aller ? »[3]

Le cheval de Troie que les assureurs complémentaires privés ont choisi pour se voir reconnaître une légitimité incontestée au sein du système d’assurance maladie et, à terme, pouvoir imposer un nouveau système de santé individualisé, est l’accès aux données de santé contenues dans les feuilles de soins électroniques. Pour l’instant, en effet, seule la Sécurité sociale a accès à ces données qui comprennent l’identité du malade, celle du praticien, la pathologie et le traitement prescrit. Les assureurs privés justifient cette demande par le fait qu’ils ont une place de plus en plus importante dans les remboursements de santé ce qui, selon eux, leur donnerait le droit de disposer des mêmes outils que la Sécurité sociale, et en premier lieu aux - stratégiques - données de santé. Ils sont sur le point d’arriver à leurs fins. Emmanuelle Heidsieck, par la voix d’Alexandre Cadassus, le PDG de Ganax, rappelle les principales étapes, bien réelles, de « cette ardente campagne de lobbying lancée pour conquérir les « données de santé » »[4] :

« Au sein de la Fédération des assureurs, nous considérons comme prioritaires l’accès à ces données. Cela prendra peut-être dix ans, mais nous les aurons. Il faut une génération pour changer un système de santé. Je vais vous faire un bref rappel des étapes déjà franchies. 1. Fin 2002, nous avons convaincu le ministre de la Santé de commander un rapport sur le sujet. 2. Nous avons pris parallèlement contact avec la CNIL. 3. Le rapport ministériel est remis en juin 2003, et préconise des expérimentations. 4. Cinq compagnies d’assurances se lancent dans les expérimentations, prélude à un accès libre à ces données. Les essais doivent démontrer que les transferts d’information peuvent être développés de manière sécurisée. »[5]

Un accès sécurisé aux données de santé ? Vraiment ?

Le rapport du Ministère de la santé sur « L'accès des assureurs complémentaires aux données de santé des feuilles de soins électroniques » du 26 mai 2003 préconise comme "solution la plus simple" un transfert de données anonymes[6] qu’Emmanuelle Heidsieck résume ainsi : « La feuille de soins transiterait par une boîte noire qui remplacerait l’identité du patient par un code secret. »[7] Sauf que, comme l’affirme Etienne de Lamarelle, le directeur général adjoint de Ganax, dans le roman – mais peut-on encore parler de roman quand on touche à ce point à la réalité ? – d’Heidsieck :

« (…) Nous avons mis en place, en accord avec la CNIL, une technique dite de « traitement furtif automatisé ». C’est expérimental, je le rappelle. L’entrée en vigueur n’est pas encore programmée, comme vient de le souligner Alexandre, compte tenu des résistances. Mais le procédé est quasiment prêt : les feuilles de soins reçues transitent par un service central qui les anonymise puis nous reviennent avec les deux volets, la partie dépense de soins et la partie diagnostic du médecin. (…) Il y a un moyen de lever l’anonymat en cas de litige, grâce à des techniques de hachage. »[8]

En outre, le rapport du Ministère du travail du 26 mai 2003 prévoit la possibilité d’autoriser l’accès des assureurs privés aux données de santé nominatives « si le rôle des complémentaires évoluait profondément »[9]. Un scénario qui est loin d’être d’improbable. D’autant que le rôle des assureurs privés a déjà évolué. D’abord avec la création de la CMU complémentaire, comme le rappelle Emmanuelle Heidsieck :

« Au fil du temps, le périmètre des remboursements de la Sécurité sociale a fortement diminué tandis que celui des assurances complémentaires s’est largement développé. Avec la création, en 2000, de la couverture maladie universelle (CMU), qui est une assurance santé complémentaire gratuite pour les plus démunis, les assurances ont été reconnues par le législateur comme une condition de l’exercice du droit à la santé. »[10]

En effet, la CMU est financée par une dotation de l’Etat et par une taxe de 1,75 % prélevée sur le chiffre d’affaire en assurance maladie des mutuelles et compagnies d’assurances privées, dont elles déduisent un forfait[11] au prorata du nombre de bénéficiaires de la CMU qui s’inscrivent chez elles pour obtenir une couverture complémentaire. Surtout, la loi qui a créé la CMU et la CMU complémentaire[12] a instauré un partenariat, selon les termes choisi par les intéressés, en réalité plutôt une concurrence, entre les organismes de protection complémentaires, dont les assurances privées, et la Sécurité sociale pour la gestion de la CMU complémentaire, concurrence qui brouille la frontière entre couverture de base et couverture complémentaire : les bénéficiaires de la CMU complémentaire peuvent demander la prise en charge de cette couverture complémentaire soit à un organisme complémentaire privé soit à la Sécurité sociale. Or, plus de 8 bénéficiaires de la CMU complémentaire sur 10[13] ont choisi de faire assurer leur couverture complémentaire par la Sécurité sociale. Les assureurs privés en ont pris prétexte pour poser la question de leur participation au système d’assurance maladie dans les termes suivants : « si le régime obligatoire se met à faire le métier des organismes complémentaires, pourquoi ces derniers ne retourneraient-ils pas (…) l’argument pour demander à leur tour de gérer l’assurance maladie de base ? »[14] 

Ensuite, depuis la loi du 13 août 2004 qui a réformé[15] l’assurance-maladie, la Sécurité sociale se désengage de plus en plus au profit des assurances complémentaires, ce que rappelle Benoît Durand, le cadre supérieur – du type jeune loup aux dents très très longues mais pas encore suffisamment acérées - à qui Cadassus a confié le dossier « données de santé » :

« (…) Il est évident que notre point d’appui numéro un est la loi du 13 août 2004 réformant l’assurance-maladie, puisqu’elle organise un recul de la Sécurité sociale au profit des assureurs complémentaires (déremboursements en cascade, forte hausse du forfait hospitalier, contrôle plus strict de la prise en charge des ALD, les affections de longue durée, parcours de soins favorisant les dépassements d’honoraires…). Plus notre place est prépondérante, plus il devient intenable de nous refuser l’information médicale. »[16]

Et ce ne sont pas les propos récents d’une certaine responsable politique qui a déclaré que la Sécurité sociale pourrait se désengager totalement de secteurs comme l’optique dont les remboursements seraient pris en charge "uniquement" par les assureurs complémentaires[17] qui vont nous rassurer. Dans la bouche des politiques, le désengagement de l’Etat dans l’assurance maladie est toujours justifié, comme le soulignent les docteurs André Grimaldi, Thomas Papo et Jean-Paul Vernant, « au nom de la défense sacrée de la Sécurité sociale » :

« Ils utilisent la tactique du « pied dans la porte, main sur le bras » tirée du manuel du bon vendeur. Ensuite, on pousse un peu pour élargir l’entrebâillement, tout en faisant croire aux victimes qu’on agit pour leur bien. Cela a commencé par la franchise à 1 euro sur la consultation, avant de concerner les boîtes de comprimés et les transports. Puis vient l’augmentation des tarifs. Toujours, bien sûr, au nom de la défense sacrée de la Sécurité sociale, dont, la main sur le cœur, on sape avec application les fondements. Au bout de la route, on fera appel aux assureurs privés pour mettre de l’ordre dans le système et stopper l’arbitraire des dépassements d’honoraires… »[18]

Le rôle des assureurs complémentaires privés est donc bel et bien en train d’« évoluer profondément ». Et le moment, où les pouvoirs publics en prendront acte et où ils tenteront de nous persuader que l’accès des compagnies d’assurance privées aux données de santé nominatives est légitime, est proche. Ce sera aussi le moment où tous les principes qui ont présidé à la création de la Sécurité sociale, et en premier lieu, l’égalité dans l’accès aux soins et la solidarité entre malades et bien portants, seront totalement vidés de sens.

Comme le rappelle Antoine Rougemont, le narrateur d’Il risque de pleuvoir, l’un des enjeux  de la conquête des données de santé par les assureurs privés est « la possibilité de sélectionner les patients en éliminant les « mauvais risques » de leur clientèle ou en les surtaxant »[19]. Un enjeu dont un autre personnage du roman, Eric Prigent, le directeur santé-prévoyance de Ganax, rend compte sans la moindre ambiguïté : 

« Il s’agit d’affiner nos tarifs. Nous avions trois types de prix, jeunes / quadras / seniors, nous en aurons mille. J’exagère à peine. Toute notre énergie est maintenant déployée pour réformer nos grilles tarifaires en y intégrant la variable comportement / client. Pour l’heure, nous ne sommes pas suffisamment fins dans nos bases de données pour utiliser ce paramètre « comportement » et évaluer son impact sur la sinistralité. Mais, nous y travaillons. Vous savez qu’en assurance automobile, le « pays-as-you-drive » est en train de faire un malheur aux Etats-Unis et commence à percer en Europe. Il s’agit de dupliquer cette approche « boîte noire » en santé. (…) C’est bien vers cette logique d’actuarisation comportemental que nous tendons car seule la segmentation tarifaire peut permettre de maximiser l’efficacité commerciale et financière. Pour ce faire, nous disposons actuellement de deux outils : 1. le questionnaire remis au futur souscripteur, 2. les logiciels de plus en plus sophistiqués qui permettent de déterminer un profil en fonction de l’âge, du lieu d’habitation, de la situation matrimoniale, de la profession, des sports pratiqués. En outre, nous pouvons espérer que le profilage sera complété par les « données de santé » auxquelles nous devrions prochainement avoir accès. C’est en fonction de critères répertoriés que l’on peut évaluer la prise de risque individuelle, que l’on peut classer les gens en « bons ou mauvais risques » et fixer des tarifs appropriés. Cela peut paraître choquant. Mais, n’oubliez pas que, de l’autre côté, ils sont eux-mêmes de plus en plus consuméristes. »[20]

Une logique qui est déjà à l’œuvre comme le montre Pierre Volovitch dans un article publié dans la revue Pratiques[21]: « L’accès à une complémentaire est lié au niveau de revenu, au niveau social et à la taille de l’entreprise. Certaines couvertures complémentaires ne couvrent rien, ou pas grand-chose. Les différentes complémentaires sont en concurrence, leur financement n’est pas solidaire. Les primes sont forfaitaires, liées à l’âge, donc au risque. »[22]

Une logique qui, lorsque les assureurs complémentaires privés disposeront des données de santé, s’appliquera avec systématisme. Et, les propos de Benoît Durand, le jeune cadre supérieur aux dents longues et finalement bien assez acérées, sont eux aussi sans la moindre ambiguïté :

« Ce que je pense, c’est que quand nous disposerons des « données de santé », les assurés ne pourront plus cacher des maladies graves comme c’est le cas aujourd’hui. Actuellement, nous surtaxons pour « risque aggravé » un nombre limité de personnes : demain, les surprimes vont concerner beaucoup plus de monde. C’est pour cette raison que la Fédération a accepté de signer cette convention Aeras. Dans la perspective de l’accès à l’information médicale, elle est très prometteuse. »[23]

Sur cette question du « risque aggravé », les assureurs privés, nous explique Emmanuelle Heidsieck, à travers la voix d’Alexandre Cadassus, sont en train de réfléchir au moyen de limiter leurs coûts et de maximiser leurs bénéfices :

« Benoît, j’ai besoin de vous pour une mission complémentaire. Je veux vous confier le dossier « Risques aggravés ». Vous savez que la convention Aeras vient d’être signée entre notre fédération et les pouvoirs publics, en remplacement de la convention Belorgey. Il s’agit de permettre aux personnes gravement malades, sida/cancer, de s’assurer en limitant notre possibilité, à nous, assureurs, de les refuser ou de les surtaxer. Les surprimes seront plafonnées. (…) Benoît, je vous donne six mois pour me faire un rapport, ultra-confidentiel, cela va sans dire, mais c’est mieux en le disant. Quid des sanctions ? Sera-t-il plus coûteux d’appliquer ou d’être sanctionné pour non-respect ? Comme d’habitude, tout est là. (…) vous voyez le lien entre « données de santé » et « risques aggravés ». Pas besoin de vous faire un dessin. »[24]

Le second enjeu de l’accès aux données de santé pour les assureurs privés relève lui aussi d’une logique de profit :

« C’est une révolution, pour nous assureurs, de pouvoir enfin savoir pourquoi tel médicament a été prescrit. Quelle est la maladie ? Quelle est l’affection ? Nous étions des payeurs aveugles, nous serons des payeurs avisés. Car, bien sûr, grâce à cette formidable avancée, nous allons enfin pouvoir contrôler la pertinence des ordonnances et réaliser des économies sur les traitements superflus, inconsidérés ou mal adaptés. Les médicaments représentent 30 à 40 % de nos remboursements, c’est un enjeu majeur pour les années à venir. »[25]

Grâce aux données de santé, les assureurs privés pourront donc contrôler les prescriptions des médecins ce, « pour atteindre le maximum de rentabilité »[26]. Antoine Rougemont, le narrateur d’Il risque de pleuvoir, explique qu’à terme les assureurs privés deviendront "des méga-superviseurs des professionnels de santé, sur le modèle des réseaux de soins américains, les HMO (Health Maintenance Organisation)."[27] Or, Emmanuelle Heidsieck rappelle que 47 millions d’Américains n’ont pas de couverture santé[28]. Un modèle fort peu enviable mais un modèle que le désengagement de l’Etat dans le système d’assurance maladie, son incapacité à imaginer la réduction du « trou de la Sécu » autrement que par une réduction des dépenses, la place prépondérante que prennent les assurances complémentaires privées rend de plus en plus probable.

L’évolution actuelle de l’assurance maladie met également à mal un autre principe fondamental instauré par la Sécurité sociale : la solidarité entre malades et bien portants. Ainsi, Antonin Le Goff, le directeur financier de Ganax, estime :

« (…) nous sommes à un moment décisif de notre histoire. Le moment est venu de réinventer le métier d’assureur. Cela va être une énorme opportunité pour responsabiliser les clients, pour changer les comportements. »[29]

Cette responsabilisation des malades, qui tend vers une culpabilisation, repose sur le concept de « hasard moral » qu’Antoine Rougemont définit comme « le fait qu’un individu assuré prend davantage de risques, ce qui peut mettre l’assureur en difficulté. C’est en s’appuyant sur ce concept, très débattu, que certains prônent aujourd’hui le transfert de l’activité de la Sécurité sociale à des sociétés d’assurances privées. Ce courant de pensée constate qu’en pratiquant la gratuité des soins la Sécurité sociale accroît les risques au lieu de les réduire, tandis que les assureurs sont en mesure d’éliminer le « hasard moral » en excluant du dédommagement ceux qui n’ont pas pris de précaution et en proposant des tarifs intéressants aux autres, soit en discriminant entre hauts et bas risques. Exemple, fumeurs contre non-fumeurs. »[30]

Griffo___Van_Hamme___SOS_BonheurC’est un système de santé de ce type qu’a imaginé Jean Van Hamme dans SOS Bonheur,  bande dessinée ô combien prémonitoire. Van Hamme a imaginé un système politique, très proche de notre sociale-démocratie, et il a écrit 6 histoires articulées autour d’une même problématique : « Lorsqu’une norme est imposée pour assurer le bonheur théorique du plus grand nombre, qu’advient-il de ceux qui, volontairement ou non, s’en écartent ? »[31] Dans l’histoire qui nous intéresse, la norme édictée par la Caisse Nationale d’Assurance Médicale Unifiée est la suivante : « L’affilié a pour devoir de protéger sa santé. (…) Les agents de la Police Médicale auront les plus larges pouvoirs de surveillance et d’investigation pour sanctionner les contrevenants. »[32] Cette responsabilisation de l’affilié – sur lequel pèse le devoir de protéger sa santé – et son corollaire, « une obligation personnelle de prévention »[33] grèvent tous les aspects de la vie : visite médicale bi-mensuelle, obligation de respecter les prescriptions de la carte de régime alimentaire, obligation de suivre le bulletin météo… Le tout, sous la surveillance de la Police médicale qui effectue des contrôles quotidiens à domicile, dans les transports en commun… Tout contrevenant est sanctionné sous forme d’un prélèvement sur le salaire : 8 % pour un fil de fer à repasser dénudé et un frigo sans prise de terre…

SOS_Bonheur

Un scénario improbable ? Non, pas si l’on regarde l’évolution en cours où les entreprises sont de plus en plus prescriptrices quant à la santé de leurs salariés : « nouveaux programmes de santé incitatifs (chez PepsiCo ou Unilever), sensibilisation à l’alimentation saine (au Crédit agricole), objectif personnalisé d’amélioration du bilan de santé (Kraft Foods), émulation par récompense des employés les plus soucieux de leur santé (avec le grand prix Axa-Santé) ou même, aux Etats-Unis (qui ont ici encore une longueur d’avance), amendes aux salariés récalcitrants « en cas d’objectif pondéral non atteint » (chez Clarian Health Partners) »[34] Et la réforme du système de santé en cours va elle aussi dans ce sens. Ainsi, en est-il des franchises médicales (sur les consultations médicales, les médicaments, les transports sanitaires et les actes paramédicaux), qui ne sont remboursées ni par l’assurance-maladie, ni par les assurances complémentaires, et dont le poids pèse uniquement sur les malades, en particulier sur les malades atteints d’affections de longue durée (cancer, sida, mucovisidose, diabète, myopathie…). Comme l’écrit la journaliste Lise Barcellini, « le but des franchises est de "responsabiliser" les assurés : en clair, empêcher la gratuité complète, afin de dissuader les patients de rechercher des actes de santé "de confort", inutiles ou redondants »[35], objectif camouflé derrière un argument de solidarité, ces franchises devant financer le plan Alzheimer, les soins palliatifs et la lutte contre le cancer. Mais peut-on encore parler de « solidarité » lorsque seuls les malades sont appelés à être solidaires ?

Outre que ce discours de culpabilisation des malades est en soi choquant, il ne repose sur aucun fondement et est purement idéologique. Ainsi, selon le docteur Marie Kayser, généraliste à Saint-Denis et membre de la revue Pratiques :

« En essayant d’obliger les Français à consommer moins de soins, on sous-entend que l’abus est général. Pourtant, cette « errance » médicale, injustifiée, concerne seulement 0,72 % des patients. Ce discours de culpabilisation du malade, nouveau bouc émissaire, est purement idéologique, ne s’appuyant sur aucun élément concret. »[36]

Un discours idéologique que décrypte François Cusset en montrant les liens existants entre le discours sur la santé et la démocratie libérale :

« En redéfinissant la santé comme une obligation personnelle de prévention, selon la logique aujourd’hui dominante du « risque » et de son imputation individuelle, les assureurs, les industriels du secteur et les médias spécialisés ont accrédité l’idée-clé d’un « devoir de santé » auquel oseraient déroger, à leurs dépens et aux frais de la collectivité, les fumeurs, les buveurs, les non-sportifs, les mangeurs malsains et autres dépressifs chroniques « refusant de se soigner ». C’est à eux, et à eux seuls, que doivent être imputées les faiblesses de leurs fonctions vitales, mais aussi, dans la foulée, celles de l’économie nationale, trop longtemps « redistributive » (…). (…) on a glissé de la santé en tant qu’état de résistance à la maladie à la santé comme prévention de tout risque physique ou existentiel, puis, de fait, à la santé comme vecteur d’optimisation de l’individu, c’est-à-dire avant tout de sa force de travail. Elle n’est plus seulement un état d’équilibre, mais aussi un idéal d’épanouissement personnel et professionnel (…). C’est ainsi que les entreprises les plus innovantes se font le relais efficace des nouvelles biopolitiques d’Etat, ou de cette fonction de prise en charge des corps et des vies par l’administration publique jadis pointée par Foucault (qui la voit émerger entre la Révolution et le milieu du XIXe siècle). Depuis quelques décennies, elle a pris une tournure nouvelle : extension des politiques de prévention, moralisation des attitudes, contrôle des conduites et des comportements à risques. Autrement dit, à l’heure du retrait du vieil Etat-providence, une prise en charge des corps « citoyens » est moins répressive qu’incitative, moins régalienne que « responsabilisante », moins directement prescriptive que vouée à favoriser l’intériorisation du contrôle. » 

Emmanuelle Heidsieck, Il risque de pleuvoir, Seuil, 2008.
Pour découvrir les raisons qui ont poussé Emmanuelle Heidsieck à écrire ce livre et pour comprendre les évolutions actuelles et futures de l’assurance maladie : David Servenay, « Mort de la Sécu : un roman mène l'enquête », Rue 89, 23 mars 2008 -
http://www.rue89.com/2008/03/23/mort-de-la-secu-un-roman-mene-lenquete

Griffo & Van Hamme, SOS Bonheur, Volume 1, Dupuis, Aire Libre, 1988.

Un autre livre pour compléter la réflexion sur le système de santé, et en particulier l’illusion de la prévention : Jean-Pierre Andrevon, Le travail du Furet, Folio SF, 2004. Pour vous donner envie de le lire : http://www.culture-sf.com/litterature/sf/ouvrage.php?livre=88

[1] David Servenay, « Mort de la Sécu : un roman mène l'enquête », Rue 89, 23 mars 2008 - http://www.rue89.com/2008/03/23/mort-de-la-secu-un-roman-mene-lenquete

[2] Emmanuelle Heidsieck, Il risque de pleuvoir, Seuil, 2008, pp. 47-48.

[3] Idem, pp. 49-50.

[4] Idem, p. 55.

[5] Idem, pp. 20-21.

[6] Synthèse du rapport du Ministère de la santé, de la famille et des personnes handicapées sur « L'accès des assureurs complémentaires aux données de santé des feuilles de soins électroniques » du 26 mai 2003, p. 5 -  http://www.sante.gouv.fr/htm/actu/babusiaux/synthese.pdf : « La solution la plus simple, la plus protectrice des droits, la plus rapide à mettre en place et la moins entachée d’incertitudes est celle où les données de santé seraient anonymisées. L’assureur (« sous-système 1 ») transmettrait son fichier à une entité distincte (« sous-système 2 »), par l’intermédiaire d’un tiers de confiance chargé d’anonymiser les informations, ou par l’intermédiaire d’une « boîte noire » chargée de cette fonction et conçue, gérée et contrôlée par un tiers de confiance.
Quand l’assuré se rend chez un professionnel de santé, la demande de remboursement électronique (DRE) serait télétransmise par celui-ci au sous système 2. Elle transiterait par le tiers de confiance ou la boîte noire, qui l’anonymiserait en lui attribuant le même numéro que celui sous lequel le contrat figure dans le fichier du sous-système 2.
Celui-ci calculerait les droits. Il enverrait uniquement le résultat de cette liquidation, via le tiers de confiance ou la boîte noire, qui le rendrait nominatif, au professionnel de santé en cas de tiers payant ou au sous-système 1 dans les autres cas.
La mise en oeuvre d’un tel système est techniquement assez simple et ne nécessite aucune modification législative. »

[7] Emmanuelle Heidsieck, Il risque de pleuvoir, Seuil, 2008, p. 56.

[8] Idem, pp. 21-22.

[9] Synthèse du rapport du Ministère de la santé, de la famille et des personnes handicapées sur « L'accès des assureurs complémentaires aux données de santé des feuilles de soins électroniques » du 26 mai 2003, p. 3 -  http://www.sante.gouv.fr/htm/actu/babusiaux/synthese.pdf

[10] Emmanuelle Heidsieck, Il risque de pleuvoir, Seuil, 2008, pp. 21-22.

[11]  Ce forfait était, fin 2005, de 300 € par bénéficiaires de la CMU inscrits au titre de la CMU complémentaire.

[12] La CMU ou CMU de base permet aux personnes, qui ne sont pas couvertes par un régime de base d’assurance maladie (Sécurité sociale, MSA…) et dont les revenus ne dépassent pas un plafond annuel de ressources fixé chaque année par arrêté, de bénéficier d’une affiliation au régime général de base de la Sécurité sociale. Quant à la CMU complémentaire, elle permet à ses bénéficiaires de ne pas faire d’avance de frais de santé et assure une prise en charge totale – contrairement à la CMU de base – de tous les frais de santé.

[13] Syndicat de la médecine générale, « Le « mauvais risque ». Ce que la CMU nous apprend sur la réforme de l’Assurance maladie, 24 décembre 2005 - http://www.smg-pratiques.info/Le-mauvais-risque.html

[14] Mathieu Ozanam, « Les inconnues de la Couverture Maladie Universelle », Medcost, 26 avril 2000 - http://www.medcost.fr/html/economie_sante_eco/eco_260400b.htm

[15] Dans son livre, Ces mots qui nous gouvernent, la sémiologue Mariette Darrigrand rappelle que le mot « réforme » désigne à l’origine « un mouvement de retour à la forme antérieure de quelque chose » (cité in Télérama n° 3044, 14 mai 2008, p. 16). Une définition qui s’applique parfaitement à l’évolution actuelle de l’assurance maladie, qui semble bien amorcer un retour vers la forme antérieure à l’instauration de la Sécurité sociale.

[16] Emmanuelle Heidsieck, Il risque de pleuvoir, Seuil, 2008, pp. 67-68.

[17] Sur ce point, vous pouvez vous reporter au blog d’Olivier Bonnet : « Les pauvres n'ont qu'à avoir de bons yeux », 14 avril 2008 - http://olivierbonnet.canalblog.com/archives/2008/04/14/8813956.html

[18] André Grimaldi (chef du service de diabétologie de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière), Thomas Papo (chef du service de médecine interne, coordinateur du pôle médecine de l’hôpital Bichat) et Jean-Paul Vernant (chef de service d’hématologie, coordinateur du pôle d’oncohématologie de la Pitié-Salpêtrière), « Traitement de choc pour tuer l’hôpital public », Le Monde diplomatique, n° 647, février 2008, p. 5.

[19] Emmanuelle Heidsieck, Il risque de pleuvoir, Seuil, 2008, pp. 57-58.

[20] Idem, pp. 25 et 26-27.

[21] Pratiques est une "revue de témoignage, de réflexion et d’élaboration d’alternatives", dans laquelle des médecins, des infirmières et des psychiatres explorent "les articulations et les paradoxes qui relient les notions de soin, de santé, de social et de politique" - http://www.pratiques.fr/-Les-Editions-des-cahiers-de-la-.html

[22] Pierre Volovitch, « Le mensonge de la « complémentaire pour tous » », Pratiques, n° 36, 1er trimestre 2007 - http://www.pratiques.fr/Lire-Pratiques-Le-mensonge-de-la.html

[23] Emmanuelle Heidsieck, Il risque de pleuvoir, Seuil, 2008, pp. 99-100.

[24] Idem, p. 98.

[25] Idem, pp. 21-22.

[26] Idem, p. 57.

[27] Ibidem.

[28] Idem, p. 109.

[29] Idem, p. 22.

[30] Idem, pp. 49-50.

[31] Griffo & Van Hamme, SOS Bonheur, Volume 1, Dupuis, Aire Libre, 1988, avant-propos.

[32] Idem, p. 22.

[33] François Cusset, « Votre capital santé m’intéresse… », Le Monde Diplomatique, n° 646, Janvier 2008, p. 28.

[34] Ibidem.

[35] Lise Barcellini « Franchises médicales: la résistance s'organise », Rue 89, 27 janvier 2008 - http://www.rue89.com/2008/01/27/franchises-medicales-la-resistance-sorganise

[36] « Vous aussi, signez l'arrêt de travail de Sarkozy ! », Contre Journal, 7 mai 2008 - http://contrejournal.blogs.liberation.fr/mon_weblog/2008/05/un-arrt-de-trav.html

[37] François Cusset, « Votre capital santé m’intéresse… », Le Monde Diplomatique, n° 646, Janvier 2008, p. 28.

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Commentaires
E
Le plus effrayant, je pense, c'est de voir ce qui était une idée de "science-fiction" assez caricaturale il y a quelques années (SOS Bonheur doit dater des années 80) être notre réalité aujourd'hui.
I
c'est assez effrayant...
Fanes de carottes
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