De l'autre côté de minuit ?
7 février 2008, 15h54 et quelques minutes, TGV 6621, quelque
part entre Paris et Lyon, voiture 18
Tout a commencé par cette phrase entendue dans le TGV Paris-Lyon :
"Le propriétaire de l'AX bleue
est-il dans ce wagon ?" J'ai levé la tête de The Eyre Affair[1] - dont la
lecture n’est sans doute pas étrangère aux évènements, réels et fantasmés, qui
suivirent - intriguée et avec le sentiment d’avoir basculée dans
une autre dimension. Autour de moi, fusaient des "non", "non,
pas moi"... Mais aucun voyageur de la voiture 18 n'avait l'air aussi
surpris que moi par ce qu'il avait entendu. Et pour cause, quelques minutes
plus tard, le contrôleur repassa et dit : "Le
propriétaire de la grosse valise bleue, qui se trouve dans l’entrée de la
voiture 17, est-il dans ce wagon ?" Je réintégrais la dimension
qu'aucun des autres voyageurs n'avait quittée. Cette nouvelle intervention du
contrôleur ne provoqua aucune réaction, du moins aucune réaction visible. Car,
tout au fond de moi, je sentais poindre la colère. Le contrôleur avait en effet
mentionné le fait que la mystérieuse valise bleue ne portait pas d'étiquette.
Et trop hâtivement, j’en concluais que désormais les contrôleurs vérifiaient tous
les bagages à la recherche de contrevenants à la règle sncfienne de l’étiquetage
nominatif. Etiquetage auquel tout en moi se refuse. Quelques minutes passèrent,
entrecoupées par deux messages enjoignant au propriétaire de la grosse valise
bleue sans étiquette qui se trouvait dans l'entrée du wagon 17 de se présenter
IMMEDIATEMENT au contrôleur.
Entre temps, certains voyageurs de la voiture 18 s'étaient
emparés de l'histoire de la grosse valise bleue, de son mystérieux propriétaire
et de la ronde des contrôleurs. Tout avait commencé lorsqu'un voyageur[2]
qui devait manifestement s'ennuyer, après avoir fini la lecture du Parisien
ou de sa version non parisienne, Aujourd'hui en France, avait déclaré
: "L'autre jour c'étaient deux
Japonaises… Ils ont fait sauter leurs valises."
Ces propos, à la grande joie de celui qui les avaient tenus, suscitèrent
l'intérêt de ses deux voisins d'en face et d'une femme située de l'autre côté
du wagon, et donnèrent lieu à cet échange entre l’homme au journal et celle que
nous appellerons désormais « la femme » :
"- Vous y étiez ?
- Non, je l'ai lu dans le
journal (Ah c'est qu'on
en apprend des choses dans les journaux !). Et
en plus elles ont dû payer une amende.
- Ah non ?!?
- Si." Puis revenant à l’origine de leur
discussion : " C'est peut-être
un étranger. Ils devraient passer un message en anglais.
- Ah oui."
La discussion reprit après un nouveau passage du contrôleur, accompagné par une
de ses collègues.
La femme, sur le ton qu’aurait un usager d’une administration quelconque agacé
par la lenteur et la logique bureaucratique de cette administration : "Si c'est une bombe, nous aurions eu
plusieurs fois le temps de sauter."
L'homme au journal, qui semblait vouloir montrer qu'il le lit
(le journal) et qui de ce fait s'octroyait le rôle d'expert du wagon 18 : "Si c'est une bombe, ils vont nous
immobiliser une heure."
La femme : "Une heure
?"
L'homme au journal : "Oui.
Et en cas de suicide c'est 4 heures."
La femme : "Quatre
heures ?"
Un des hommes en face de l'homme au journal : "Parfois c'est 6 heures." Je
vous épargnerai la raison de ces deux heures d'arrêt supplémentaires, raison
qu'ils - l'homme au journal et son vis-à-vis -, tout à leur joute d’experts es
incidents sncfiens, n’ont pas épargnée aux autres voyageurs de la voiture
18.
Nouveau passage des contrôleurs. Et cette fois-ci le propriétaire de la grosse
valise bleue, qui était bien l’un des passagers de la voiture 18, se fait
connaître. La femme se dresse sur son siège et se retourne pour voir à quoi
pouvait bien ressembler l'impudent propriétaire de la valise bleue, quel
pouvait bien être le visage de la dissidence. L'homme au journal le regarde
aussi avec une certaine jubilation, celle que procure chez certains êtres
humains la sensation que l’un de leurs semblables va passer un mauvais quart
d’heure. L'homme à la valise bleue sort du wagon précédé des deux
contrôleurs, déclenchant un débat animé entre l’homme au journal, ses deux
vis-à-vis et la femme (que je ne saurais vous rapporter, n’y ayant pas prêté
attention).
Entrée très boulevardière de la contrôleuse : "Gros con !!! Mesdames et Messieurs,
excusez-moi pour le gros mot, mais..."
Là, ma sympathie qui était déjà acquise à l'homme à la valise
bleue - peut-être le seul autre passager de ce train, à l'exception des
étrangers ou de certains d'entre eux, qui ne s'était pas plié à l'exigence de
l'étiquetage nominatif des bagages - se renforce. Et je me dis que je sais dans
quel camp je suis, quelle que soit la réalité de cette homme - en dehors de son
refus d'étiqueter ses bagages -, quelle que soit même la raison pour laquelle
il ne s’est pas plié à cette exigence.
Nouvelle discussion dans le wagon 18 :
L'homme au journal : "Au
moins ça les (les contrôleurs) aura occupé."
A cet instant, m'apparaît une vision, tout droit sortie de La Zone du dehors du brillant Alain Damasio. Celle de Kamio, qui s’apprête à instiller le doute, le questionnement, la réflexion, la critique... dans l'esprit des clients d'un centre de rencontres :
"Encore un verre de
brax. Il va falloir que je me décide à monter sur ma chaise et à leur parler.
Ces centres de rencontres se ressemblent décidément tous. (…) Ca fait trois
Clastres que je fais ça - six ans. A raison de vingt soirs dans le mois, je
dois donc en être à cinquante interventions environ et cependant, à chaque
fois, j’ai le trac (…). J’ai peur de leur regard. Le plus dur reste le moment
où je monte sur la chaise - dès que je parle, l’angoisse se dissipe. Au moment
où j’ouvre la bouche, c’est comme si la peur s’échappait de moi pour aller les
envelopper eux : ils tressaillent, ils baissent la tête, ils ricanent, ils
n’osent plus se regarder entre eux. Dans ces centres de rencontres, les clients
sont à ce point habitués au calme, aux discussions feutrées, que ma voix
semble, en scandant, déchirer le velours de leurs oreilles. Ronde est la salle,
rondes les tables en forme de verre à pied. Les fauteuils des salons
« intimes » sont mous, mais il ne s’y passe jamais rien. Ici, on se
rencontre. C’est tout. On bavarde, on ne se brusque point. (…) Drôle de monde…
où rien ne semble pouvoir se passer, jamais. C’est justement pourquoi il faut
se battre ici, quoi qu’en dise Obffs. Ici oui, dans cette arène sans poussière,
où les émotions se décolorent et blanchissent. (…) Je vais parler fort -
j’essaye de ne jamais être violent ni blessant - je les provoque, je les
bouscule et parfois des couples me répondent, parfois me soutiennent, cela
dépend. (…) Lorsque je tiens bon et que je reste, mon discours se lâche, s’accélère
et je vois des yeux qui se lèvent vers moi, des visages questionnés, des tables
qui se mettent à discuter du Clastre et des gens à m’interpeller, d’autres qui
applaudissent un bon mot - et je sue et je me bats contre l’apathie, contre les
« ferme ta gueule ! », les moqueries qui fusent et les
arguments-boucliers. Je les regarde dans les yeux et au-delà de leurs
bouteilles, sous leurs fronts, je sens qu’ils se battent contre leurs
certitudes qui se lézardent. Ils doutent. Ils replâtrent. Mais quoi qu’ils
fassent et quoi qu’ils se disent pour colmater la brèche, le Clastre n’est plus
en eux cette évidence inquestionnable qui scellait leur crâne. L’odieux verni
d’indifférence a craqué en eux - et ça, ça je le sais, c’est le premier pas qui
rend possible une Volution."[3]
Pour Kamio, les certitudes à lézarder sont celles qu’a réussi à imposer le Clastre pour assurer le maintien et la pérennité du régime politique de
Cerclon - une social-démocratie poussée au bout de sa
logique - via un système de notation et de classement qui institue un contrôle
social par tous et sur tous :
« Tout le monde ici
est acteur du Clastre, a jugé, juge et sera jugé en son nom… »[4]
Pour moi, il ne s'agissait que d'instiller le doute, le
questionnement, la réflexion, la critique... sur l'utilité de la règle
sncfienne de l'étiquetage des bagages :
"Avez-vous réfléchi à
l'utilité de l'étiquetage de vos bagages ? Pensez-vous que ça vous empêchera de
vous faire voler vos valises ? Bien sûr que non. Est-ce que ça une
réelle utilité en termes de lutte contre le terrorisme ? Evidemment pas : si un
terroriste a décidé de faire sauter un train (ou d'essayer) il lui suffira de
mettre un bagage piégé étiqueté avec un nom quelconque dans un des espaces
réservés aux bagages. Alors, à quoi ça sert ? A rien. Sinon à nous imposer un
comportement uniforme - un de plus ! - tout en nous faisant croire que ce
geste - étiqueter nos bagages - nous individualise. Et à nous crétiniser
davantage : en nous imposant de nous plier à une règle inutile et qui, c'est
vrai, ne nous engage pas vraiment mais qui contribue à grignoter de plus en
plus non seulement notre espace de liberté mais notre espace de résistance... à
la connerie, au tout sécuritaire... et qui nous rend de plus en plus perméable
à d'autres atteintes, peut-être plus aussi anodines."
Bien sûr je ne l’ai pas fait, je n’ai pas mis mes pas dans ceux
de Kamio. D'abord parce que nous étions à 5 ou 10 minutes du Creusot et que je
n'avais aucune envie de me faire éjecter du train par les contrôleurs, voire
par les voyageurs eux-mêmes. Une version moderne du goudron et des plumes :
moi, mon chat et mon sac à dos anonyme sur le quai d’une gare, à proximité
sncfienne d’une ville probablement pas hostile mais au moins inconnue. Mais la
vraie raison n’est pas là. Trop de peur et pas assez d’audace. Et la jubilation provoquée par la vision de Kamio dans
la voiture 18 et par l’enchaînement de pensées qui avaient suivi s'est un peu
teintée de regret : celui d’avoir manqué ce rendez-vous.
Pour
compléter ce billet, et vous en extraire totalement, vous pouvez lire :
- Alain Damasio, La Zone du dehors, 1999, La Volte, 2007
(http://www.lavolte.net/lazonedudehors/index_livre.php)
- Jasper
Fforde, L’Affaire Jane Eyre, 10/18,
2005
(http://www.jasperfforde.com/thursdayintro.html)
[1] Jasper Fforde, The Eyre Affair, Hodder, 2001.
[2] Tout au long de ce billet, je vais extrapoler sur les sentiments et les émotions de celui que désormais je nommerais « l’homme au journal ». Mais celui-ci étant de tous les voyageurs de la voiture 18 celui que je voyais le mieux et ses sentiments de satisfaction, d'anticipation pleine d'espoir… étant assez peu dissimulés, je pense pouvoir le faire sans trop risquer de me tromper.
[3] Alain Damasio, La Zone du dehors, 1999, La Volte, 2007, p.181-183.
[4] Idem, p. 191.