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Fanes de carottes
23 février 2008

De l'autre côté de minuit ?

7 février 2008, 15h54 et quelques minutes, TGV 6621, quelque part entre Paris et Lyon, voiture 18

Tout a commencé par cette phrase entendue dans le TGV Paris-Lyon : "Le propriétaire de l'AX bleue est-il dans ce wagon ?" J'ai levé la tête de The Eyre Affair[1] - dont la lecture n’est sans doute pas étrangère aux évènements, réels et fantasmés, qui suivirent - intriguée et avec le sentiment d’avoir basculée dans une autre dimension. Autour de moi, fusaient des "non", "non, pas moi"... Mais aucun voyageur de la voiture 18 n'avait l'air aussi surpris que moi par ce qu'il avait entendu. Et pour cause, quelques minutes plus tard, le contrôleur repassa et dit : "Le propriétaire de la grosse valise bleue, qui se trouve dans l’entrée de la voiture 17, est-il dans ce wagon ?" Je réintégrais la dimension qu'aucun des autres voyageurs n'avait quittée. Cette nouvelle intervention du contrôleur ne provoqua aucune réaction, du moins aucune réaction visible. Car, tout au fond de moi, je sentais poindre la colère. Le contrôleur avait en effet mentionné le fait que la mystérieuse valise bleue ne portait pas d'étiquette. Et trop hâtivement, j’en concluais que désormais les contrôleurs vérifiaient tous les bagages à la recherche de contrevenants à la règle sncfienne de l’étiquetage nominatif. Etiquetage auquel tout en moi se refuse. Quelques minutes passèrent, entrecoupées par deux messages enjoignant au propriétaire de la grosse valise bleue sans étiquette qui se trouvait dans l'entrée du wagon 17 de se présenter IMMEDIATEMENT au contrôleur.

Entre temps, certains voyageurs de la voiture 18 s'étaient emparés de l'histoire de la grosse valise bleue, de son mystérieux propriétaire et de la ronde des contrôleurs. Tout avait commencé lorsqu'un voyageur[2] qui devait manifestement s'ennuyer, après avoir fini la lecture du Parisien ou de sa version non parisienne, Aujourd'hui en France, avait déclaré : "L'autre jour c'étaient deux Japonaises… Ils ont fait sauter leurs valises."

Ces propos, à la grande joie de celui qui les avaient tenus, suscitèrent l'intérêt de ses deux voisins d'en face et d'une femme située de l'autre côté du wagon, et donnèrent lieu à cet échange entre l’homme au journal et celle que nous appellerons désormais « la femme » :

"- Vous y étiez ?

- Non, je l'ai lu dans le journal (Ah c'est qu'on en apprend des choses dans les journaux !). Et en plus elles ont dû payer une amende.

- Ah non ?!?

- Si." Puis revenant à l’origine de leur discussion : " C'est peut-être un étranger. Ils devraient passer un message en anglais.

- Ah oui."


La discussion reprit après un nouveau passage du contrôleur, accompagné par une de ses collègues.
La femme, sur le ton qu’aurait un usager d’une administration quelconque agacé par la lenteur et la logique bureaucratique de cette administration : "Si c'est une bombe, nous aurions eu plusieurs fois le temps de sauter."

L'homme au journal, qui semblait vouloir montrer qu'il le lit (le journal) et qui de ce fait s'octroyait le rôle d'expert du wagon 18 : "Si c'est une bombe, ils vont nous immobiliser une heure."

La femme : "Une heure ?"

L'homme au journal : "Oui. Et en cas de suicide c'est 4 heures."

La femme : "Quatre heures ?"

Un des hommes en face de l'homme au journal : "Parfois c'est 6 heures." Je vous épargnerai la raison de ces deux heures d'arrêt supplémentaires, raison qu'ils - l'homme au journal et son vis-à-vis -, tout à leur joute d’experts es incidents sncfiens, n’ont pas épargnée aux autres voyageurs de la voiture 18.


Nouveau passage des contrôleurs. Et cette fois-ci le propriétaire de la grosse valise bleue, qui était bien l’un des passagers de la voiture 18, se fait connaître. La femme se dresse sur son siège et se retourne pour voir à quoi pouvait bien ressembler l'impudent propriétaire de la valise bleue, quel pouvait bien être le visage de la dissidence. L'homme au journal le regarde aussi avec une certaine jubilation, celle que procure chez certains êtres humains la sensation que l’un de leurs semblables va passer un mauvais quart d’heure. L'homme à la valise bleue sort du wagon précédé des deux contrôleurs, déclenchant un débat animé entre l’homme au journal, ses deux vis-à-vis et la femme (que je ne saurais vous rapporter, n’y ayant pas prêté attention).

 

Entrée très boulevardière de la contrôleuse : "Gros con !!! Mesdames et Messieurs, excusez-moi pour le gros mot, mais..."

Là, ma sympathie qui était déjà acquise à l'homme à la valise bleue - peut-être le seul autre passager de ce train, à l'exception des étrangers ou de certains d'entre eux, qui ne s'était pas plié à l'exigence de l'étiquetage nominatif des bagages - se renforce. Et je me dis que je sais dans quel camp je suis, quelle que soit la réalité de cette homme - en dehors de son refus d'étiqueter ses bagages -, quelle que soit même la raison pour laquelle il ne s’est pas plié à cette exigence.

 

Nouvelle discussion dans le wagon 18 :

L'homme au journal : "Au moins ça les (les contrôleurs) aura occupé."

La femme, dont ça semble être la thématique principale, repart sur son "ah si ça avait été un colis piégé....".

A cet instant, m'apparaît une vision, tout droit sortie de La Zone du dehors du brillant Alain Damasio. Celle de Kamio, qui s’apprête à instiller le doute, le questionnement, la réflexion, la critique... dans l'esprit des clients d'un centre de rencontres :

"Encore un verre de brax. Il va falloir que je me décide à monter sur ma chaise et à leur parler. Ces centres de rencontres se ressemblent décidément tous. (…) Ca fait trois Clastres que je fais ça - six ans. A raison de vingt soirs dans le mois, je dois donc en être à cinquante interventions environ et cependant, à chaque fois, j’ai le trac (…). J’ai peur de leur regard. Le plus dur reste le moment où je monte sur la chaise - dès que je parle, l’angoisse se dissipe. Au moment où j’ouvre la bouche, c’est comme si la peur s’échappait de moi pour aller les envelopper eux : ils tressaillent, ils baissent la tête, ils ricanent, ils n’osent plus se regarder entre eux. Dans ces centres de rencontres, les clients sont à ce point habitués au calme, aux discussions feutrées, que ma voix semble, en scandant, déchirer le velours de leurs oreilles. Ronde est la salle, rondes les tables en forme de verre à pied. Les fauteuils des salons « intimes » sont mous, mais il ne s’y passe jamais rien. Ici, on se rencontre. C’est tout. On bavarde, on ne se brusque point. (…) Drôle de monde… où rien ne semble pouvoir se passer, jamais. C’est justement pourquoi il faut se battre ici, quoi qu’en dise Obffs. Ici oui, dans cette arène sans poussière, où les émotions se décolorent et blanchissent. (…) Je vais parler fort - j’essaye de ne jamais être violent ni blessant - je les provoque, je les bouscule et parfois des couples me répondent, parfois me soutiennent, cela dépend. (…) Lorsque je tiens bon et que je reste, mon discours se lâche, s’accélère et je vois des yeux qui se lèvent vers moi, des visages questionnés, des tables qui se mettent à discuter du Clastre et des gens à m’interpeller, d’autres qui applaudissent un bon mot - et je sue et je me bats contre l’apathie, contre les « ferme ta gueule ! », les moqueries qui fusent et les arguments-boucliers. Je les regarde dans les yeux et au-delà de leurs bouteilles, sous leurs fronts, je sens qu’ils se battent contre leurs certitudes qui se lézardent. Ils doutent. Ils replâtrent. Mais quoi qu’ils fassent et quoi qu’ils se disent pour colmater la brèche, le Clastre n’est plus en eux cette évidence inquestionnable qui scellait leur crâne. L’odieux verni d’indifférence a craqué en eux - et ça, ça je le sais, c’est le premier pas qui rend possible une Volution."[3]

 

Pour Kamio, les certitudes à lézarder sont celles qu’a réussi à imposer le Clastre pour assurer le maintien et la pérennité du régime politique de Cerclon - une social-démocratie poussée au bout de sa logique - via un système de notation et de classement qui institue un contrôle social par tous et sur tous :

« Tout le monde ici est acteur du Clastre, a jugé, juge et sera jugé en son nom… »[4]

 

Pour moi, il ne s'agissait que d'instiller le doute, le questionnement, la réflexion, la critique... sur l'utilité de la règle sncfienne de l'étiquetage des bagages :

"Avez-vous réfléchi à l'utilité de l'étiquetage de vos bagages ? Pensez-vous que ça vous empêchera de vous faire voler vos valises ? Bien sûr que non. Est-ce que ça une réelle utilité en termes de lutte contre le terrorisme ? Evidemment pas : si un terroriste a décidé de faire sauter un train (ou d'essayer) il lui suffira de mettre un bagage piégé étiqueté avec un nom quelconque dans un des espaces réservés aux bagages. Alors, à quoi ça sert ? A rien. Sinon à nous imposer un comportement uniforme - un de plus ! - tout en nous faisant croire que ce geste - étiqueter nos bagages - nous individualise. Et à nous crétiniser davantage : en nous imposant de nous plier à une règle inutile et qui, c'est vrai, ne nous engage pas vraiment mais qui contribue à grignoter de plus en plus non seulement notre espace de liberté mais notre espace de résistance... à la connerie, au tout sécuritaire... et qui nous rend de plus en plus perméable à d'autres atteintes, peut-être plus aussi anodines."

Bien sûr je ne l’ai pas fait, je n’ai pas mis mes pas dans ceux de Kamio. D'abord parce que nous étions à 5 ou 10 minutes du Creusot et que je n'avais aucune envie de me faire éjecter du train par les contrôleurs, voire par les voyageurs eux-mêmes. Une version moderne du goudron et des plumes : moi, mon chat et mon sac à dos anonyme sur le quai d’une gare, à proximité sncfienne d’une ville probablement pas hostile mais au moins inconnue. Mais la vraie raison n’est pas là. Trop de peur et pas assez d’audace. Et la jubilation provoquée par la vision de Kamio dans la voiture 18 et par l’enchaînement de pensées qui avaient suivi s'est un peu teintée de regret : celui d’avoir manqué ce rendez-vous.

 

Pour compléter ce billet, et vous en extraire totalement, vous pouvez lire :

   - Alain Damasio, La Zone du dehors, 1999, La Volte, 2007

(http://www.lavolte.net/lazonedudehors/index_livre.php)

 

- Jasper Fforde, L’Affaire Jane Eyre, 10/18, 2005

(http://www.jasperfforde.com/thursdayintro.html)

 


 

[1] Jasper Fforde, The Eyre Affair, Hodder, 2001.

 

[2] Tout au long de ce billet, je vais extrapoler sur les sentiments et les émotions de celui que désormais je nommerais « l’homme au journal ». Mais celui-ci étant de tous les voyageurs de la voiture 18 celui que je voyais le mieux et ses sentiments de satisfaction, d'anticipation pleine d'espoir… étant assez peu dissimulés, je pense pouvoir le faire sans trop risquer de me tromper.

 

[3] Alain Damasio, La Zone du dehors, 1999, La Volte, 2007, p.181-183.

 

[4] Idem, p. 191.

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Commentaires
C
j'aime bien la connivence entre le narrateur et le porteur de valise
M
L'histoire des deux japonaises s'est passée en gare de Nancy.
P
La valise a retenu toute mon attention.<br /> Lavande, outremer, mistral, glacier de quel bleu était-elle peinte ? Pervenche peut-être !
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