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Fanes de carottes
28 octobre 2007

Le feuilleton du dimanche

Enfer administratif

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par
Luma

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Quatrième épisode

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"Les bureaucrates"

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***

Résumé de l'épisode précédent

Après avoir fait sauter le "mollard mutant", les cambrioleurs atteignent enfin le dernier étage. Mais leur soulagement est de courte durée : l'endroit ne semble pas aussi vide qu'il le devrait...

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  Nous avançons sans trouver de réponse pendant un long moment. Le tunnel se divise rapidement et hélas rétrécit, les embranchements reliés par des puits étroits se succèdent. Nous suivons les indications de nos cartes électroniques et les commentaires de Est qui sait non seulement exactement où nous sommes, mais aussi à quoi sert chaque partie que nous traversons. Nous sommes entrés dans la zone de l’ordinateur géant, dans son domaine. Qui n’est pas que le sien, visiblement. D’autres graffitis ornent les murs et quelques objets mutilés gisent sur le sol. J’ai l’impression d’entendre le silence menaçant d’ennemis ne faisant pas de bruit. Tout ça m’angoisse et me met en colère : l’Administration n’aurait dû être qu’une gigantesque boîte, une machine, un simple outil au service de la population, pas un temple maudit ! Il y a beaucoup trop de choses que je n’avais pas prévues et j’enrage de ne pas savoir y faire face.

Nous n’aurions même pas dû passer par là. La carte est claire : tout droit. Pas moyen de faire plus simple.

Mais Est veut sauver le monde. Donc passer par la zone où se sont produites les principales erreurs du Système. Des rumeurs de bas étage à mes yeux mais des vérités valant la peine de tout risquer selon elle : bébés morts de faims parce qu’on les mettait au régime dès la naissance, population taxée sur la radioactivité qu’elle reçoit, appartements réglementaires sans toit, etc.

Et comme notre adorable petite Est a remarqué que son avis était peu fréquemment pris en compte dans le groupe, elle ne nous a pas demandé un détour, elle s’est simplement mise à courir là où elle voulait aller, nous obligeant à la suivre ou à la perdre. Et la perdre avant qu’elle ait accompli son piratage, c’est perdre tout le bénéfice de l’opération. Exclu.

Nous ouvrons le panneau avec la discrétion d’une troupe de rhinocéros, sans même nous demander qui a installé dans les tunnels une plaque de métal servant visiblement de porte. En fait nous avons la réponse avant de poser la question. Nous trouvons les fameux "qui".

Dans un même réflexe, Silver, Charbon et moi sortons nos armes pour tenir en respect ces créatures. Ils tiennent déjà Est qui s’est jetée de toutes ses forces droit dans la gueule du loup. J’ai un revolver et Charbon une véritable artillerie dont il sait se servir. Quand à Silver, impossible de dire sur quoi ses longs doigts se sont refermés, mais puisque ça sort de ses poches ça doit pouvoir faire pas mal de dégâts. Les autres nous regardent, menaçants. Ils s’approchent lentement, avec une prudence indiquant qu’ils savent qu’on ne leur échappera pas mais qu’ils préfèrent ne pas se prendre un mauvais coup pendant qu’ils lanceront l’assaut. Nous sommes au cœur de leur territoire, dans leur campement. Ils n’ont plus grand-chose d’humain. Plus ou peu de vêtements. Un corps retourné à l’état sauvage. Des armes constituées de morceaux de câble et de pièces de métal tranchant. Ils grognent un peu. J’ignore si ce sont des restes de langage. Ils ont l'air de s'être perdus ici depuis des années, peut-être même des générations.

Ils portent tous une trace noire autour du cou. Une sorte de tatouage…

« Oh mon dieu, murmure Silver, ils se sont gravé une cravate sur la peau ! »

Des anciens employés de l’Administration, oubliés là lors des réaménagements du bâtiment. Autrefois on les appelait les bureaucrates. Il y a combien de temps, trente, cinquante ans ? Assez pour que ces créatures aient perdu toute humanité. Et hélas tout souvenir du comportement décent à avoir devant un groupe fortement armé. Nous allons devoir en tuer quelques uns pour faire fuir les autres. Est est bâillonnée par une harpie puante et roule des yeux furieux. Il faut qu’on la récupère. Ils sont sans doute cannibales, en plus. Ils ont bien l’air de cannibales. Même s’il leur manque pas mal de dents. Et qu’est-ce qu’ils peuvent trouver à boire ici ?

Charbon interrompt mes interrogations et le calvaire d’Est en tirant une balle en plein milieu du front de sa geôlière. La créature s’écroule en gargouillant. Les autres se figent une fraction de seconde et je ne peux m’empêcher d’imaginer cette foule se jetant sur nous et nous dépeçant vivants de sa multitude de longs doigts noirâtres…

Silver allume quelque chose. Ce n’est pas une torche, c’est un bâtonnet au sommet duquel est fiché un minuscule feu d’artifice passant en grésillant par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Je ne sais pas pourquoi elle l’a emmené avec elle, mais ça marche : les bureaucrates reculent. Personne ne fait attention à la femme morte dont les mains sont toujours agrippées aux épaules d’Est, qui se dégage nerveusement. Je lui demande de venir avec nous. Au contraire, elle explore l’endroit, de plus en plus furieuse, bousculant les bureaucrates pétrifiés par le feu de Silver. Et elle hurle. Elle hurle en voyant le programme entier de distribution d’aspirine brisé et transformé en outils de fortune. Elle hurle en voyant des niches creusées dans la gestion des protections contre la radioactivité. Elle hurle en trouvant les circuits du service des naissances maladroitement sculpté. Mais au moins elle se tait en débarquant en trombe dans une autre salle creusée à même les circuits électroniques et qui sert visiblement de salle de sacrifice. Il reste quelques morceaux de chair humaine cérémonieusement préparés sur une table composée de blocs-mémoires. Cannibales. Je ne m'étais pas trompé. Est se tait et plaque une main sur sa bouche, prête à vomir. Je lui passe un bras paternel autour des épaules tandis que Silver tient en respect les sauvages et que Charbon inspecte l’autel.

« Je regrette que ça ne soit pas réparable, dis-je à Est, mais maintenant il faut continuer, d’accord ? On ne peut rien faire.

_ Hein ? Oh, si, c’est réparable, me répond-t-elle distraitement sans parvenir à détacher ses yeux de la table des sacrifices. L’Administration a toujours de l’espace en trop pour d’éventuelles données imprévues, il suffit d’y remettre les programmes détruits. Ce n’est pas ça le… le problème. Ce qui ne va pas (sa voix devient brusquement sèche et froide) c’est qu’ils vont recommencer. Ces sales enfoirés vont continuer jusqu’à ce qu’ils aient grignoté tout le système de l’intérieur. Il faut les arrêter. Il faut… »

J’ai peur qu’elle me demande de tous les tuer, ce que je devrais refuser pour des raisons pratiques : je ne veux pas mourir. Mais j’oubliais qu’elle-même a un cœur tendre. Elle prend une longue respiration et termine :
   «
Il faut les libérer. Tous. »

Faire sortir d’ici une cinquantaine de personnes agressives avec qui nous sommes incapables de communiquer : même si j’avais envie de me donner cette peine, je ne vois pas comment je ferais. Je promets donc à Est :

« Au retour. On ne va pas les traîner avec nous. On verra au retour.

_ Merci. »

Sa gratitude naïve me gêne. Sa docilité nouvelle aussi : sans protester elle abandonne le campement des bureaucrates et nous guide pour retrouver notre chemin. Deux hommes de la tribu tentent de nous attaquer, Silver en brûle sévèrement un (avec de l’acide je crois), Charbon tue l’autre d’une balle dans la tête. Les autres nous laissent tranquilles mais nous suivent pas à pas, le visage inexpressif, menaçants par leur seule présence. Leurs barbouillages noirs ondulent sur leurs poitrines creuses au rythme de leur respiration. Des cravates. Dernier vestige d’un temps où ils étaient humains. S’ils nous attaquent je compte bien en envoyer un sacré paquet dans l'autre monde avec moi.

  Ils nous abandonnent aussi brusquement qu’ils sont apparus, à un endroit du tunnel où leurs graffitis s’arrêtent net. Ils restent confinés dans leur frontière, nous fixant les bras ballants, sans haine et sans peur. De vrais zombis – sauf quand ils attaquent, à la vitesse de la foudre. Je ne suis pas fâché de mettre de la distance entre eux et nous – et je me fiche de leur barrière invisible, à chaque fois que nous devrons nous reposer je vais mettre quelqu’un de garde des fois qu’un petit malin nous ait suivis pour nous faire la peau. Ils font beaucoup trop froid dans le dos pour que je les néglige.

Nous nous reposons dans un recoin de tunnel, un endroit facile à surveiller. D’après nos montres, à l’extérieur ce n’est même pas la nuit. Mais nous sommes tous épuisés. Deux heures devraient suffire. Je mets Silver de garde ou plutôt je cède lorsqu’elle se porte volontaire. Elle jubile en sortant d’autres petits bâtons de ses poches, que j’espère plus efficaces que le feu d’artifice qu’elle a utilisé pour intimider les bureaucrates. Elle joue aussi avec une demi-douzaine de minuscules billes d’un gris mat. Je préfère ne pas poser de questions.

Je réalise que je me suis endormi quand je me réveille en sursaut. Je mets quelques secondes à réaliser où je suis. J’entends le grondement, le même raclement d’une gigantesque respiration mécanique, plus fort que jamais. Le temps que je me remette sur mes jambes, Est et Charbon ont déjà leur sac sur le dos. Je ne vois pas Silver.

Je me prépare le plus vite que je peux, j’ai vraiment hâte de déguerpir, ce bruit atroce me tord l’estomac. J’appelle notre artiste des bombes. Aucune réponse. Le tunnel devient rapidement noir devant nous. Aucune trace, pas même une bille abandonnée sur le sol. Silver a disparu.

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à suivre...

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Commentaires
L
j'ai bien aimé ton texte, l'humour sous jaçant est très perceptible, merci pour cette évasion.<br /> A dimanche prochain
Fanes de carottes
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