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Fanes de carottes
26 décembre 2009

Taches de Rorschach - 4

Anamorphose


Cacoune


Anamorphose

   — Tout est encore flou dans ma tête. Tout se mélange. Et toujours cette image aux contours indéfinis, qui ne demande qu’à s’affirmer et me résiste pourtant.
   Dépité, il se pencha en avant et prit sa tête dans ses mains.
   — Ne forcez rien. Je vous l’ai dit plusieurs fois, après un choc émotionnel, il peut arriver que le patient perde la mémoire.
   — Je sais. Je sais… Mais c’est tellement frustrant ! dit-il se redressant. C’est comme si cette image était la clef. La clef de ce qui m’est arrivé. La clef de tout ! Je le sens. Elle est la réponse !
   — Calmez-vous. Je vous en prie. Vos emportements ne résolvent rien et si vous continuez sur cette pente, je vais être obligé de mettre fin à notre entretien.
   — Mais comprenez-moi : tout ce temps, enfermé ! Et rien qui n’évolue!
   — Vous savez que je vous comprends. Mais vous savez également pourquoi vous êtes ici. Ce choc ne vous a pas simplement fait perdre la mémoire, il a également déréglé vos comportements, vos réactions. Vous vous mettez en colère facilement et trop souvent, vous devenez vite ingérable.
   — Je sais. Je sais… Mais je ne vois plus par quel bout prendre cette histoire. Sorti de cette image, je n’ai rien. Il est temps que vous me fournissiez une nouvelle pièce du puzzle. J’ai tellement peur de ne plus pouvoir avancer.
   — Vous vous reconstruirez malgré tout. A partir de ce que vous en saurez. Le tout est de l’accepter. Ensuite vous pourrez changer. Rappelez-vous : agissez par étapes. Accepter le changement est le premier pas vers ce changement.
   — Je le sais ! Voilà des semaines que vous me le rabâchez ! Mais j’en ai marre !
   Il était maintenant debout près du bureau, l’air menaçant.
   — Maîtrisez-vous ou j’appelle l’infirmier.
   — Je veux que cela change donc cela doit changer ! Ne voyez-vous pas que je souffre ?
   Il avait posé les mains sur le bureau du psychiatre, se penchant si près de ce dernier que leurs fronts se touchaient presque. Dans ses yeux brillaient une étincelle de colère et de folie, une étincelle mate comme si une partie de lui était éteinte. Puis il se laissa aller en arrière, lourdement, retombant assis sur sa chaise, tête basse.
   — Ne le voyez-vous pas ? Ne le voyez-vous donc pas ? répéta-t-il de plus en plus bas, sa voix cassée par l’émotion.
   — Martin, regardez-moi. Martin…, dit le psychiatre d’une voix très douce. Martin, vous ne pouvez pas continuer ainsi. Il est nécessaire que vous avanciez, quelle que soit la route que vous emprunterez. A vouloir comprendre, vous faites du surplace. Et cette fixation n’est pas bonne. Je vous ai déjà expliqué les effets sur votre comportement de cette fixation, n’est-ce pas ? Pourquoi vous entêter ?
   Martin ne répondit pas. Il était de nouveau parti, loin, en lui. La bouche légèrement entrouverte, les yeux dans le vague, il fut raccompagné à sa chambre.

***

   Il pleut. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas plu. Remarque tant mieux, cela nettoiera peut-être toute cette merde.
   C’est beau. Il fait à peine jour alors cela donne à la pluie des reflets bleutés, couleur aile de corbeau. J’aime la regarder tomber pendant des heures, le front contre la vitre. Comme elle faisait.
   Elle faisait pareil. Je la vois sauf qu’il n’y avait pas de grillage à la fenêtre. Tout le temps, elle faisait ça. Chaque jour de pluie. Ce doit être pour cela que j’aime ça…
Mais qui est elle ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Qu’est-ce que je fais là pour commencer ? Depuis combien de temps ai-je la bouche ouverte et les yeux dans le vague ?
La déco n’est vraiment pas terrible ici. Tout est gris : du lino aux murs en passant par le mobilier en ferraille. Une certaine définition de l’harmonie.
Même cette tasse. Cette tasse…
   J’ai mal à la tête et la fraîcheur de la vitre ne suffit plus à faire baisser la tension sous mon crâne. J’ai mal…
   — Il est là ?
   — Oui, depuis plusieurs heures. Debout, devant la fenêtre, sans bouger.
   — Au moins, il est calme.
   Si seulement je pouvais sortir. La pluie, le froid. Tout serait emporté. Je n’aurais plus besoin de savoir pourquoi je suis là et ce que sont ces images. Je ne veux plus savoir. Même cette tasse, je ne veux pas savoir pourquoi elle me hante, matin et soir. Pourquoi lorsque mes yeux tombent dessus, je crois l’avoir déjà bue alors que je ne l’ai jamais touchée. Cette vieille tasse ébréchée. Ébréchée…
   — C’est l’heure de la promenade, Martin. Venez.
   Mais il n’entend pas. Cette image floue n’est, en fait, pas la sienne. Ces taches blanches sont des silhouettes. Ébréchée. Ébréchée…
   — Martin ?
   Les yeux exorbités, il se souvient enfin. Il voudrait le dire mais rien ne sort d’autre que :
   — Elle… elle… c’est elle…
   — Martin, détendez-vous. Docteur ! Docteur ! Martin fait une autre crise. Docteur !
   Mais Martin est déjà à terre.

***

   Ce jour-là, il s’en souvient maintenant, elle ne portait pas de chaussures. Heureusement, sinon la porte aurait sûrement beaucoup plus souffert. Les yeux fermés, tout lui revient : les cris au travers de la porte d’entrée – enfin, plutôt des hurlements, de simples hurlements -, des pleurs déchirants, l’appel à un psy d’urgence, on vous envoie quelqu'un, l’attente la plus longue de toute sa vie et l’heure et demi à la contenir, elle qui ne mesure qu'un mètre cinquante pour quarante-cinq kilos. Il faut la maintenir au sol au plus fort de la crise ; essuyer l'urine sur le carrelage et la bave au coin de ses lèvres lorsque le calme revient ; voir ses yeux révulsés lorsqu'elle lui hurle des insanités, essayant de le gifler de ses petites mains ; lui chanter une berceuse pour la calmer ; l'empêcher de défoncer la porte de la cave à coup de talons ; la retenir lorsque, épuisée, elle se laisse retomber n'importe où. Et pleurer d'épuisement. Fumer de désespoir. Attendre, toujours attendre. Et rappeler encore les urgences pour vérifier qu’on ne les a pas oubliés…
   Ils finissent par arriver. Ils sont venus à six : trois flics, deux ambulanciers. Et le psy d'urgence, après tous les autres.
   Mais la crise est passée. Exténuée, elle reste inerte, échouée sur le parquet d’une des chambres d’enfant de la maison familiale, à murmurer des paroles incompréhensibles. Il n'y a plus rien à faire. Alors les laisser l'enserrer et l'exhiber devant les voisins : c'en serait trop. Beaucoup trop.
   Alors qu’ils sont tous penchés au-dessus d’elle, il les en empêche. Il les empêche de lui passer une camisole de force. Celle-là même qu’il ne pourra pas refuser lorsque ce sera son tour. Et elle part, nu-pieds et allongée sur une civière.
L’image n’est plus floue. Malheureusement…
   L’internement. Les visites. Son discours incohérent tant elle a perdu pied suite à cette crise. Puis plus tard, un soir, l’annonce : devant la porte à code du bâtiment de psychiatrie. Elle s’est ouvert les veines à l’aide d’un pot de ferraille ébréché, dans sa chambre grise. Assise dos à la porte, face à la fenêtre, à peine éclairée par les lumières des réverbères, le bas de son corps caché par le lit en métal. Les infirmières, croyant à une insomnie, n’étaient pas entrées pour vérifier si tout allait bien. Elle avait l’air si calme les jours précédents. Jusqu’au matin, ainsi.

***

   La mémoire revenue, il avait rapidement quitté l’hôpital. Il n’avait plus sa place au milieu de ces gens dont l’ombre même semblait hurler leur profonde dépression, ces coquilles vides, affaissées dans les couloirs entre chaque prise de médicaments.
   Il faisait froid, gris, il bruinait ce jour-là. Un temps parfait pour se rendre au cimetière.
   Avec la tasse ébréchée.

* * *

Une plongée au fond de la tasse

pour interpréter une tache d'encre.

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Commentaires
C
Merci beaucoup, Map, dis Cacoune en rougissant :)
M
Un texte très prenant ! On participe à plein à la recherche de la mémoire perdue qui graduellement revient !!!! C'est poignant et rudement bien écrit Cacoune !
Fanes de carottes
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