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Fanes de carottes
11 mars 2010

Cuisine des âmes - 2

La vieille du phare
Kira Nagio


Debout devant la vieille cuisinière à bois, elle tourne lentement le contenu des casseroles. Cette cuisinière, on lui a proposé plus d’une fois de la lui changer, contre une autre à gaz ou à électricité : plus moderne, plus rapide. Mais elle a toujours refusé. Elle passe du temps à l’allumer, c’est vrai. Certains jours le feu ne veut pas prendre, et elle doit, à plusieurs reprises, froisser patiemment du papier dans l’âtre, puis ajouter du petit bois avant de poser la bûche sur le dessus. Au fond, elle aime ça. Lorsque les flammes se décident enfin et commencent à lécher la bûche avec gourmandise, c’est comme une petite victoire pour elle. Peu à peu, la chaleur s’étend à tous les éléments en fonte. Il faut encore un moment avec qu’elle n’atteigne les casseroles posées sur le dessus. Et un autre encore avant que celles-ci ne se mettent à chauffer. Quelle importance ? Elle a tout son temps, de toutes façons. Elle rêve en contemplant les flammes du foyer alors que la soupe mijote. C’est que ce n’est pas n’importe quelle cuisine, qu’elle fait. Plus que les corps, la sienne vise à réchauffer les âmes. Pour cela, il faut du temps, et de l’amour.
Elle écarte du feu la casserole d'où monte un délicieux fumet de soupe, puis verse dans une seconde casserole à fond épais le contenu de la berthe à lait. Qui, de nos jours, va encore chercher son lait à la ferme ? Elle doit être la seule. Et le fermier à qui elle rend une visite quasi quotidienne, sur le chemin de Loennec, ne garde sa vieille vache que pour elle. Voilà bien longtemps qu’il a pris sa retraite, pourtant il prend plaisir à retrouver des gestes anciens, et à discourir de tout et de rien pendant qu’elle attend.
La vieille du haut de la falaise, voilà comment ils l’appellent. Ou parfois, la vieille, tout court. Ils ne savent pas grand-chose d’elle, au fond. Elle écoute davantage qu’elle ne parle. Les plus âgés se souviennent du jour où elle est arrivée au pays, et où elle a racheté le phare désaffecté. C’était il y a oh… Ils ne savent plus exactement, mais il y a longtemps, ça oui. Et elle était déjà vieille à l’époque, alors maintenant, dieu sait quel âge elle peut bien avoir.
Comme le phare, elle fait partie du paysage. Elle mène une vie tranquille, rangée, routinière. Certains prétendent qu’elle écrit des livres, sous un autre nom, ou peut-être le sien propre dont personne ne semble se rappeler. Ce qui est certain, c’est qu’elle aime les histoires, autant celles qu’elle peut recueillir auprès des gens du cru que celles qu’elle raconte aux enfants des écoles. Elle ne dit jamais non lorsqu’on la sollicite, et sa porte reste toujours ouverte. Il arrive souvent qu’un groupe d’écoliers, sur le chemin du retour, fasse un crochet pour quémander un bol de lait chaud accompagné de tartines au beurre et d’un conte.
Parfois, ce sont des visiteurs plus âgés qui passent la porte du phare. Ils hésitent, ils ont peur. Mais leur âme déborde, ils n’en peuvent plus, ils doivent absolument se confier à quelqu’un. Alors pourquoi pas la vieille, qui les connaît depuis qu’ils sont enfants, et qui jamais oh grand jamais n’a répété un secret ? Ses yeux d’un bleu délavé, profondément enfoncés dans leur orbite, ne vous jugent jamais. Elle se contente de vous écouter en hochant la tête, et puis elle vous sert, selon l’heure et selon vos goûts, une assiette de soupe chaude, un bol de chocolat ou une tasse de thé, toujours accompagnés de pain juste sorti du four. Les visiteurs redescendent généralement du phare l’esprit apaisé, au moins pour un temps.

On ne sait jamais qui pourrait venir, c’est pour cette raison que la vieille, ce soir comme tous les autres, touille sa soupe et tourne son lait sur la vieille cuisinière, cependant que la délicieuse odeur du pain en train de cuire monte le long de l’escalier en colimaçon.
Est-ce que ce sera cette femme battue par un mari violent ou cette autre qui étouffe dans sa vie de mère au foyer qu’elles ne peuvent se décider à quitter ? Ou encore ce jeune homme, qui rêve d’être musicien mais finira plus probablement mécanicien dans le garage de son oncle ? Ou celui-là, qu’un secret honteux ronge inexorablement, et qui ne peut se confier qu’à elle ? Qui que ce soit, elle est prête à leur ouvrir sa porte, sa cuisine et son cœur.
Peut-être leur racontera-t-elle également une histoire. Un conte de fée, si simple que parfois on rit d’elle : qui s’intéresse encore aux récits pour enfants, à son âge ? Et pourtant, les contes recèlent bien des vérités et bien des leçons de sagesse. Même les rieurs, endormis le soir au creux de leur lit, les devineront peut-être dans leurs rêves. Et ils s’en réveilleront plus vieux et plus sages.
Peut-être pourra-t-elle arranger discrètement la situation, comme pour ces amoureux qu’un malentendu avait séparés et qui se désespéraient chacun dans leur coin. Peut-être ne pourra-t-elle rien, comme pour cet homme dont la mère se meurt d’un cancer.
A tous, en tous cas, elle offrira un moment de pause, un îlot de tranquillité au milieu d’une mer agitée.
Ou alors, peut-être qu’elle reviendra une fois de plus, la visiteuse qu’elle a fait tant de fois attendre. Elle fera siffler sa faux en lui affirmant que cette fois, c’est l’heure, et qu’elle a déjà bénéficié d’un sursis bien trop long.
La vieille ne se troublera pas. Elle la fera entrer, lui proposera un bol de soupe chaude, parce qu’à arpenter les chemins de la sorte, elle doit être fatiguée, et avoir froid. La visiteuse refusera. Elle n’a pas droit aux nourritures terrestres, et puis elle a une mission à accomplir.
La vieille lui parlera doucement. Elle lui dira que bien sûr, elle veut bien venir avec elle, elle sait qu’elle a fait son temps. Mais là, ce soir, ce n’est juste pas possible. Elle lui parlera des visiteurs qu’elle attend, cette femme qui vient de perdre son mari et n’a personne à qui parler de sa douleur, cette adolescente paumée qui ne sait à qui se raccrocher, et ce petit garçon qui veut connaître la suite de l’histoire qu’elle a commencée, ce marin qui ne manque jamais de passer en rentrant de la pêche, tous ces gens qui comptent sur elle et qu’elle ne peut décemment décevoir, vous comprenez.
La visiteuse claquera des pieds, fera craquer ses jointures, agacée. Elle objectera que nul n’est irremplaçable, cependant que son hôtesse continuera à tourner sa soupe, imperturbable. La conversation s’orientera peu à peu vers les âmes, leurs besoins et leur place dans la cuisine. Thème mille et mille fois repris. Au fond, c’est devenu comme un jeu, entre elles.
Puis, comme d’habitude, la visiteuse s’en retournera après avoir pris un simple bol de thé – c’est si léger, le thé, et celui de la vieille sent si bon, que ça ne peut pas porter à conséquence, n’est-ce pas ? L’hôtesse repoussera le battant derrière elle, pas complètement, il faut toujours laisser la porte ouverte à quiconque voudrait entrer. Puis elle retournera touiller sa soupe en attendant les âmes en peine.
Comme chaque soir.


***
Vous reprendrez bien un bol de bouillon d'âme ?

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Commentaires
M
Je viens de passer un très BEAU moment à la lecture de ton texte Kira Nagio ! Emouvant, sensible, profondément humain. MERCI !
V
Magnifique!<br /> J'aime cette îlot si tranquille que même la Camarde ne peut le troubler!<br /> Sourire<br /> Vanina
Fanes de carottes
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