Jeu du courrier - 4 - ekwerkwe
Quand les voyantes ne voient plus très bien, et écrivent au poète du rez-de-chaussée, il peut s'en passer des choses.
Parmi ces choses, la plus probable,
est la réponse du poète à la voyante, faisant appel à son tour au savoir de la voyante. Celle-ci se défilant, le poête est bien obligé de se débrouiller... Voyons comment il s'en sort :
***
Geoffroy Guibert
Poète
3 impasse de la Chaise percée
Rez-de-Chaussée
546 025
Sainte-Perthe-Prés
Madame ma délicieuse voisine,
Votre lettre, gracieusement glissée sous mon
paillasson, m’a plongé dans les délices du désespoir. En effet, je venais tout
juste d’élucider l’énigme de la disparition de votre mignonne Minette,
lorsqu’elle (votre lettre) m’atteignit. Bien que la possibilité d’une visite à
la cave, en votre compagnie, se pare d’un dangereux attrait, je sais que votre
Minette ne s’y trouve pas, et il me faut hélas y renoncer.
Mais
laissez-moi, au risque de vous ennuyer, vous raconter le cheminement de mon
enquête depuis la dernière lettre que je vous adressai.
Mon imagination toute remplie de vous, de votre
Minette, et de cet étrange poème, je regagnais mon logis après avoir glissé ma
missive sous votre porte. Dans l’escalier, je rencontrai Agnès, la charcutière
aux bras si joliment dodus, qui m’avait apporté votre première lettre. Que
voulez-vous ? l’étroitesse de notre modeste escalier, en rapprochant les
corps, favorise les confidences : Agnès m’avoua avoir jeté un œil
indiscret à ce courrier qui ne lui était pas destiné. J’excusai bien vite la
charmante enfant, qui ne m’a pas caché avoir été motivée par de tendres
pensées. Comment en vouloir à une femme qui a le secret des bouchées de
pâté ? bouchées dont elle me régala d’ailleurs le soir-même. Bref,
j’aurais manqué de cœur en lui gardant rancune.
Je m’endormis donc repus, et ce n’est point si
courant, en ces temps de pénurie où l’on trouve plus facilement, et pour moins
cher, des huîtres que de la côtelette d’agneau. Je rêvai que j’étais un secret
marchant sous la lune en compagnie de votre Minette… Et au matin, lorsque je
m’éveillai, mon esprit purifié comme une vitre fraîchement lavée embrassa le
sens caché du poème… et je sus, avec certitude, où se trouvait votre Minette.
Le nom de Ragueneau vous est-il familier ?
Quelques recherches, une rapide étude de la rime et de la métrique, et le doute
n’était plus possible : mon mystérieux poème était une très ancienne
recette du pâtissier-poète, une longue métaphore dissimulant sous son
romantisme échevelé ingrédients secrets et tours de main de maître.
Oh ! Je suis parfaitement sûr de moi ! Notez
l’habileté avec laquelle Ragueneau fait progresser son poème, les éléments qui
s’ajoutent les uns aux autres, leur progression, les pauses dans l’action, les
reprises, jusqu’à ce dernier et sublime paragraphe, consacré non à la recette
mais à l’ingestion du résultat : quelle gourmandise ! N’est-ce point
sublime ? Je ne détaillerai pas le poème pour ne point vous lasser (je me
contente de joindre une copie de mon étude), nous en discuterons mieux de vive
voix.
(image à cliquer)
Restait une question, essentielle : d’où venait
ce vieux papier que je trouvai ? Las ! Il ne peut, je le crains,
venir que d’une seule personne, une personne suffisamment versée dans les arts
culinaires pour être un jour entrée en possession de cette recette – mais
malheureusement si peu au courant de l’art subtil de la métaphore qu’elle
l’aurait appliquée à la lettre. Ainsi je sais à présent où se trouve votre
Minette, et je puis vous assurer que l’accorte Agnès a su transcender la
recette du quatre-quarts à l’orange de Ragueneau pour en faire les plus
subtiles, les plus divines bouchées de pâté qui se puissent imaginer.
Permettez-moi donc de venir chez vous ce soir avec
quelques unes de ces délicatesses : j’ai acheté à Agnès toutes celles
qu’il restait. Les bulles de votre champagne, en sus de se marier idéalement au
goût des bouchées, nous permettront de communier ensemble, une dernière fois,
avec les ultimes manifestations sur Terre de cette chère Minette.
A ce soir, donc, bien chère voisine.
Votre dévoué voisin et ami,
Geoffroy Guibert
Post-scriptum : Si cela peut vous être une consolation, sachez que le boulanger s’est enquis de son chien dans tout le quartier.