Recettes littéraires

11 octobre 2007

Carottes et épluche-carottes

Josefa

J’avais une vingtaine d’années quand j’ai découvert les épluche-carottes. J’avais toujours vu ma grand-mère se servir d’un couteau à lame lisse, et raser les légumes à petits coups nerveux. Et pendant tout ce temps, d’autres se servaient d’un outil spécialement conçu pour l’épluchage. Grand-mère aurait froncé le nez en voyant ça. Elle n’avait presque rien dans sa cuisine, n’avait jamais voulu s’encombrer d’un fouet quand une fourchette suffisait pour battre les œufs. Peut-être connaissait-elle les épluche-carottes, et les méprisait-elle tout autant que les fouets ?

Son couteau débarrassait les carottes de leur peau en quelques passages, elle les coupait en fines rondelles, les arrosait négligemment d’un filet de jus de citron, les mettait de côté et paraissait ne plus y penser.
Tous ses soins, elle les apportait au tofu. Elle disposait les carrés de pâte blanchâtre sur la planche en bois, les manipulait sans fin avant de se décider à les couper en cubes minuscules. Elle versait les dés de tofu dans un petit saladier et les nappait de la marinade qu’elle tenait toujours prête : huile d’olive fruitée, moutarde à l’ancienne dont les grains éclatent sous les dents, poivre et sauce soja.
Ne plains pas la sauce soja ! Quand tu goûtes ta marinade, il faut toujours que tu te dises que tu en as mis un peu trop. C’est comme ça que ça s’apprécie, ma petite fille. Avec un goût de soja un peu trop prononcé.
Je réclamais le droit de saupoudrer le tofu de quelques pétales d’ail séché. J’aimais plonger mes doigts dans le bocal, et les lécher ensuite, le goût piquait à peine la langue.

Grand-mère ne mélangeait carottes et tofu qu’au moment de passer à table.
Les goûts doivent se compléter, pas se mélanger.
Combien de fois, à propos de combien de recettes m’a-t-elle répété cela ?
La sauce soja doit compenser la fadeur du tofu. L’acidité des carottes citronnées doit couper la chaleur de la marinade. Le croquant des carottes doit contraster avec le moelleux de la pâte. Tu comprends, ma petite fille ?

Grand-mère était tout entière dans ce curieux équilibre entre abondance et austérité, entre aisance et rituel. C’était vraiment très surprenant d’avoir vingt ans, et de découvrir, dans un monde sans grand-mère, des épluche-carottes et des marinades point trop salées.