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Fanes de carottes
12 mars 2008

Recette littéraire

Soupe d’hiver d’avant le Ravage

Rose

Lorsque Slim Oldgone passa la porte de la masure où il vivait avec Lux depuis maintenant six ans et qu’il avait héritée de son grand-père, Lux était en train de préparer le repas. Des éclats de voix lui parvinrent tandis qu’il accrochait son paletot et il devina qu’ils avaient la visite de Shunt, son jeune frère. Il soupira, prévoyant des discussions interminables. Repu par le dîner, son frère allait se laisser aller à la nostalgie. Il parlerait du grand-père, des histoires qu’il leur racontait autrefois, au coin du feu, des contes d’avant le Ravage. Et immanquablement, il lui demanderait des nouvelles de son boulot, il voudrait savoir « si ça avançait ». Car Slim était devenu archéologue et depuis six mois il fouillait un gros chantier, tout un quartier urbain que l’on avait retrouvé presque intact, enseveli sous d’épaisses couches de gravats radioactifs. Son équipe essayait de déterminer comment ce quartier en contrebas de la mégalopole avait échappé à la grande explosion et s’était retrouvé couvert par les résidus du grand cataclysme. Pour le moment, il n’avait pas de réponse.

Effectivement, Shunt était là et il agita devant son frère une main enroulée dans un torchon blanc.

« Je suis vraiment un maladroit, je me suis coupé en épluchant ces maudites carottes ! » Devant lui, il y avait encore un grand tas de carottes aux formes extravagantes. La terre du jardin était pleine de cailloux et les légumes y poussaient entravés. Lux se plaignait, mais Slim passait son temps à gratter précautionneusement le sol à la recherche d’objets enfouis et n’avait en rentrant chez lui aucune envie de retourner la terre de son propre jardin. La récolte était une collection de tubercules rabougris et tordus.

Derrière Shunt, une grande casserole d’eau frémissait et Lux la surveillait tout en se remettant au pénible exercice d’épluchage.

Slim proposa à son frère un verre d’alcool de baies, et tandis que Shunt sortait maladroitement du buffet trois verres (ceux dans lesquels ils buvaient depuis leur enfance) et provoquait les rires de Lux, qui lui conseillait de ne pas utiliser sa main bandée, Slim saisit le couteau que son frère avait abandonné et reprit la corvée.

L’amoncellement de carottes encore terreuses lui remit en mémoire le document qu’il avait étudié cet après-midi-là, une liasse de feuillets protégés par des emballages transparents.

L’un de ces feuillets (il manquait le titre) disait :

« Achetez au supermarché *^* (ici se trouvait un logo rouge et bleu aux couleurs passées qu’il n’avait pas su déchiffrer) le plus proche de votre bureau une barquette cellophanée de légumes portant la mention « pour pot-au-feu » (il avait noté « cellophané » sur son calepin en se promettant de soumettre le terme aux philologues).

Celle-ci doit normalement contenir 6 carottes sans fanes soigneusement lavées de calibre 2, 2 oignons moyens, 1 navet, 2 blancs de poireau bien rincés, 1 branchette de céleri de 15 cm, une feuille de laurier et 6 brins de thym solidement liés par une ficelle de cuisine (cuisiner tous ces légumes ensemble lui paraissait le comble du luxe).

Déchirez l’emballage.

Epluchez les carottes et coupez-les en rondelles, pelez et hachez les oignons, épluchez le navet et détaillez-le en petits cubes, découpez le poireau en rondelles ainsi que la branchette de céleri.

Mettez tous les légumes dans une cocotte-minute (le terme l’avait amusé, mais n’en restait pas moins mystérieux).

Faites-les revenir quelques instants dans un peu d’huile d’olive puis couvrez d’eau et ajoutez laurier et thym, ainsi qu’une gousse d’ail. Jetez une petite poignée de gros sel.

Faites monter la cocotte en pression; à la rotation de la soupape, baissez le feu et laissez cuire 10 minutes (cette technique antique de cuisson était encore mal connue, mais plusieurs feuillets retrouvés dans les pochettes transparentes mentionnaient le même mode de préparation, et on avait répertorié un important matériel rapporté de la demeure où ces fiches avaient été découvertes, ce qui permettrait peut-être d’identifier le fameux ustensile).

Mixez, rectifiez l’assaisonnement et servez. »

Le texte était accompagné d’une illustration qui allait donner de précieuses indications sur les habitudes alimentaires de la civilisation d’avant le Ravage.

Rose___soupe_d_avant_ravage

Cependant Shunt racontait ses dernières mésaventures dans l’entreprise de construction où il venait d’être embauché (maladroit comme il était, ça finirait par un accident sérieux), aussi Slim écarta de son esprit les carottes parfaitement calibrées et les temps de cuisson miraculeux et se leva pour jeter dans la casserole les maigres résidus de l’épluchage, avec un peu de sel.

* * *

Si les noms de Slim et de Shunt ne vous disent (plus) rien, retournez visiter les Vestiges du Ravage.

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Commentaires
V
Qu'en sera-t-il de nos habitudes dans plusieurs générations?...<br /> Sympa le lien vers un texte plus ancien de FdeC.<br /> Sourire<br /> Vanina
R
Merci à tous. Je vois que certains n'ignorent pas la dimension liturgique de l'acte culinaire (avant le Ravage, en tout cas), cette cérémonie organisée selon des prescriptions millénaires appelées recettes...
V
dans ce cas ne faudrait- il pas réinterpréter l'objet de gauche, sur l'illustration ?
P
Une lecture rapide du document m'amène à penser que nous trouvons plutôt devant un texte liturgique que face à une préparation culinaire. <br /> Non ?
V
avant ... est ce qu'on mangeait les fanes ?
Fanes de carottes
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