Les musées improbables - 2
Des mots sur les
toiles
Sébastien
Partie 3
Hugo, un petit garçon en vacances chez ses grands-parents s’ennuie. Un jour, il franchit l’interdit et décide de
monter à l’étage.
Il se souvient alors qu’il s’est fait prendre la main dans le sac par
son grand-père quelques jours auparavant alors qu’il explorait son atelier de
bricolage. Son grand-père le surprend et Hugo, pour faire diversion, demande
pourquoi une toile qui a attiré son attention « elle pue ». Le
grand-père lui demande de s’approcher pour écouter son secret.
***
Curieux, je m’approchai de lui.
Il m’attrapa par l’épaule et je crus un instant que ma stratégie de
détournement était tombée à l’eau avec le poisson noyé et que l’heure du
châtiment était venue. Il saisit un seau en plastique blanc sous l’établi, puis
m’attirant dehors par l’épaule, il me poussa vers les clapiers.
– « Tu vois ces lapins ? » me demanda-t-il en
ouvrant son seau.
J’opinai de la tête en jetant un
œil au contenu du seau : il était rempli à moitié de granules brunes et
lisses, légèrement brillantes, un peu comme des croquettes pour chiens, ou des
granules à lapin. Allait-on donner à manger aux lapins ? Ne percevant pas
le rapport direct avec la puanteur du châssis entoilé, je fronçai légèrement
les sourcils, suggérant au grand-père qu’on ne me détournait pas comme ça de
mes questions.
– « Ces lapins… ta grand-mère en fait de succulents
civets ! Mais, tu vois, le lapin c’est comme le cochon. Rien ne s’y perd
dedans, tout est bon. Je vais te dire ce que deviennent ces lapins quand leur
dernière heure a sonné… »
Pendant qu’il prenait un air
aussi grave que ne l’était sa voix, je vis un sourire un peu cruel éclairer son
visage, un air de dire : ‘Attends, je vais te raconter la vraie vie, tu
vas voir’. J’étais un peu inquiet parce qu’un jour j’avais entendu maman dire à
une voisine que les secrets en famille, c’était jamais bon. Que ça finissait
toujours par se savoir et que ça faisait mal au cœur et qu’on en pleurait
souvent d’apprendre ce secret.
– « Quand ta grand-mère a projeté de cuisiner un lapin pour
le dîner, poursuivit-il en se passant la main sur la panse, elle va en chercher
un dans un clapier. Elle le choisit méticuleusement. Ni trop jeune, ni trop
vieux, mais ta grand-mère, elle les connaît bien les lapins, et il lui faut peu
de temps pour en choisir un. Quand son choix est prononcé, elle l’attrape par
la peau du cou. Comme ça ! dit-il en m’attrapant par l’encolure. Puis elle
lui attache les pattes arrières avec une corde et va le suspendre dans le coin
que tu vois là. Puis elle saisit un bâton et d’un coup sec sur la nuque elle
lui fait le coup du lapin… »
Pour mieux me faire figurer la
scène, mon grand-père joignait le geste à la parole, comme si j’étais moi-même
le lapin, et lui, ma grand-mère assassine. Je crus ainsi tomber lorsqu’il fit
mine de m’asséner un coup de manchette derrière la tête. Je pensai mourir quand
il décrivit le coup de couteau dans l’artère, et l’énucléation de l’œil me fit
un haut-le-cœur que j’en crus vomir. J’assistai, muet, terrifié à ce petit
théâtre des horreurs quotidiennes. Ce coin paisible où j’aimais observer ces
tendres bestioles devenait ainsi parfois le champ de bataille d’un massacre
sans nom. Ecorchage, dépeçage, éviscération, mutilation des membres… Il me
fallut rassembler toutes mes forces pour ne pas défaillir. Je voulus encore
faire encore diversion, afin de revenir à des choses plus paisibles.
– « Maiiis GrandPa ! bredouillai-je, ça me dit pas
pourquoi le tableau y pue et pourquoi t’as pris un seau de granules à lapin…
– Un seau de granules à lapin ? Ha ha ! Elle est très
bonne, fit-il en souriant à pleines dents. Tu ne crois pas si bien dire. Parce
que tu vois, GrandPa avec la peau du lapin et les os qu’on a laissés dans
l’assiette, et bien il les cuisine aussi avec une recette bien à lui… Je les
fais cuire longtemps, à petit feu, je les mélange à toutes sortes de produits,
ça fait une pâte épaisse et onctueuse comme un caramel. Je la coule ensuite sur
une surface en marbre pour en faire de
grandes plaques bien dures comme du chocolat. Puis je les broie et ça fait les
granules que tu vois là… des granules de
lapin en somme, corrigea-t-il en insistant non sans malice sur la préposition.
Mais ça s’appelle en fait de la colle de peau de lapin. Je fais recuire ensuite
ces granules en les mélangeant à d’autres produits et j’apprête mes toiles avec
ça. Ça tend la toile tout en l’imperméabilisant. Ça sent mauvais au début mais
l’odeur disparait assez rapidement…
Mais je n’écoutais plus son
discours que d’une oreille. J’étais resté immobile, bloqué, englué jusqu’au cou
dans cette colle terrifiante. Je mélangeai mentalement colle, lapin, caramel et
chocolat et je sentais comme un profond dégoût m’envahir. Comment pouvait-on
faire des choses pareilles ? Badigeonner une toile avec des restes de
lapin ? Et trouver ça joli en plus. Je détournai mes yeux horrifiés des
granules et m’échappai en courant, le rouge au front, vers la maison. J’entendis
mon grand-père rire en rangeant son seau dans l’atelier.
Je n’avais pas envie de me faire
surprendre une seconde fois. Mais alors pas du tout ! J’entendais ma
grand-mère qui commençait à s’affairer dans la cuisine. Au moins, je serais
tranquille pour mon exploration à l’étage car, quand elle commençait à préparer
les repas, rien n’aurait pu la faire sortir. Où était mon grand-père ?
C’était toujours un mystère et son apparition soudaine dans son atelier n’était
pas une exception, mais une habitude chez lui. Il surgissait toujours au moment
où l’on s’y attendait le moins, de manière toujours abrupte, à l’endroit où
évidemment on ne l’y attendait pas : au détour d’un couloir, dans
l’embrasure d’une porte, dans le dos le plus souvent. Je l’imaginais tel un caméléon
fondu dans son décor naturel, toujours absent et toujours présent.
Je commençai à gravir l’escalier…
(photo InFolio)
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Ce texte répond à l'appel "Musée improbable"