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Fanes de carottes
27 janvier 2010

Cassandre - 2

Un peu de sang sur le marbre.
Caro_carito



Le palais est silencieux.  Quelques pas feutrés sur la pierre veinée de bleu. Un pâle zéphyr balaie la salle de réception. Les gardes ont déserté les lieux, ayant sans doute rejoint leur avant-poste pour la relève du matin. Une ombre, un voile se soulève. Une silhouette se glisse près du trône. Titubante, Cassandre défait le drap savamment plissé qui l’enveloppe. Le tissu tombe. Elle se penche, caresse le bois sculpté, la mosaïque des pierres rouges. Elle se tourne vers  les murs crus scrute les tapis identiques à ceux qu’elle foulait, enfant, à Troie. Les reliefs du banquet sont restés sur la table.

Les enfants dorment dans la chambre du haut. Agamemnon a rejoint son épouse légitime depuis plusieurs heures. A contrecœur. Elle a failli sourire en voyant sa moue boudeuse. La foule aveugle a semblé rassurée par les retrouvailles royales. Le héros légendaire a hésité avant de s’éclipser dans le sillage de la reine. Aussitôt, les libations ont repris. Clytemnestre. Elle prononce tout bas ce nom qui écorche la nuit. Clytemnestre.  Dans la quarantaine qui l’a faite prisonnière du bateau et des désirs du plus illustre des Mycéniens, elle a senti sa présence hostile, sa haine farouche. Elle a deviné, tapis dans le demi-jour de l’absence, les complots sournois, les rancœurs tapies. L’homme désarmé, qui sommeillait alors près d’elle, laissait parfois échapper le nom de cette femme que l’on pensait sorcière. Que l’on disait mauvaise. Rendue malade par le roulis incessant du vaisseau, par ses cauchemars où Troie brûlait encore une fois, emportant sa famille décimée, la captive pleurait. Sans larmes, sans cris. Sur ses frêles épaules, passé et avenir pesaient. Elle pressentait que les côtes grecques ne seraient que vengeance et soif de crimes. Seul un homme aussi présomptueux qu’Agamemnon pouvait croire que sept années pouvaient éteindre le courroux d’une mère. Que la flotte sise au port, sa destinée était assise. Désormais, la devineresse aux lèvres scellées ne regarde même plus les astres, ne guette aucun signe. Il lui suffit de fermer les yeux. Et savoir.

La jeune femme écoute le palais, hume la trêve trompeuse.  Inquiète à l’idée qu’il la surprenne dans le sommeil, elle  n’a pas fermé l’œil de la nuit. Elle réprime un haut le cœur aux souvenirs de ce corps rugueux contre sa peau. Mais plus encore, ce regard perdu posé sur elle. Ses yeux fous la révulsent. Elle s’agrippe au dossier. L’atmosphère est encore chargée des beuveries de la veille, des chants de triomphe versés sur les cendres troyennes. Elle s’était faite impassible, attentive à ce que la fête cède sous le poids des heures et que tous s’éloignent. Elle s’est alors levée, il restait peu de temps.  Pour sonder l’aube proche, elle avait choisi avec soin le coin le plus obscur du Palais, entre la cave fraîche et les cuisines.

Elle a maintenant laissé derrière elle la salle d’apparat. Les heures de veille ont tracé sous son regard noir des ombres bleutées. De la terrasse, elle frôle la présence obsédante de la ville. Ces grecs qui voient en elle l’étrangère, la putain. Hier prophétesse honnie, aujourd’hui esclave,  le soleil la brûle avec tout autant d’acharnement.  Elle fouille les toits de terre, les épais murs, la route qui se perd vers l’ouest. La mer se tient coite au-delà des collines sèches. Elle sursaute au frôlement nocturne d’un rapace et replonge au-delà des murs et des faubourgs. Là où l’air cueille le sel des marées. Hier encore, elle s’échappait du palais de Priam pour courir sur les vieux remparts de la Cadmée. Pour accueillir le jour et le désert réveillé par l’écume. Une odeur âcre la saisit. Un peu de sang sur le marbre.

Dans une heure, les rues grouilleront.  Les clameurs, les échos passeront de maison en maison pour saluer le retour triomphant du roi. Le Palais de Atrides tremblera. Il ne manquera plus qu’une page à teinter d’incarnat.  Au plus loin du Tartare, le dernier soupir d’un guerrier grec arrivera jusqu’à la roue de Pélops, jusqu’à la bouche évidée de Tantale. Les Moires, elles-mêmes, interrompront leurs ouvrages, l’Inflexible caressera la lame effilée, encore sanglante.

Cassandre sursaute, le contact de  l’acier froid sur sa nuque. Combien de fois est-elle déjà morte ? Combien de fois a-t-elle revu la chute de Troie ? La dépouille d’Hector traînée dans la fange et la poussière. Ce cheval gigantesque, comme une promesse des Dieux. Sa mère, cent fois haïe, la reine superbe et intouchable. Sa mère hagarde, vieillie, défaite. Pitoyable. A quoi lui avait-il servi de lire dans le ciel et dans les gestes ? Jouet des hommes et des dieux, elle allait périr pour une malédiction qui ne la concernait pas. Elle se surprend à rire. Comment y échapper, elle la prophétesse inutile? Elle peut supplier, argumenter, se tordre de douleur. En vain. Devant elle, le point du jour tisse deux rais de lumière. Elle voudrait agripper l’horizon qui se dérobe, cette vie dont les trois déesses muettes emmêlent et déchiquettent les fils. Elle se veut mère. Elle se sait femme. Ses larmes coulent, chassant de son esprit le sang baignant le marbre clair.

Elle ramasse l’aiguille qui a glissé de ses cheveux, les retient en une épaisse natte. La nuit ne recèle plus aucun secret, le ciel se grise d’une pointe de matin. Lentement la jeune femme oscille contre la balustrade, elle s’étourdit des parfums d’orangers, de lentisque et de myrrhe. Elle crie et tombe à genoux. Une plainte légère, qui s’envole sans bruit. Quelques gouttes vermeilles tachent le marbre. Dans sa main, l’épingle ensanglantée. Elle va vers la salle sombre. L’entaille la brûle. Elle marche, elle court. Rassemble quelques effets épars. Elle traverse le Gynécée endormie, l’enfant emmailloté contre elle.

Les gardes ne sont pas encore arrivés, sans doute discutent-ils avec quelques commères avides de nouvelles. Elle se presse sur le chemin de terre, la poussière colle à sa peau, l’étoffe de sa toge se déchire dans les serres d’un arbuste. Derrière la colline, un homme monte, le poignard à la main. Il s’engouffre brusquement dans une entaille à flanc de montagne. Une reine l’attend. Ensemble, ils trouveront le moment propice pour frapper. Cassandre trébuche. Sa cheville l’élance, l’enfant s’agite. Une parole, il se rendort.

Dans la ville basse, une femme se faufile, tête baissée. Un groupe de voyageurs s’apprêtent à franchir les murailles cyclopéennes. Le nourrisson serré contre elle, elle se fond dans leur masse miséreuse. Le convoi s’attarde devant la porte des Lions, quelques hommes se détachent pour contempler une ultime fois la fière citadelle, rougie par l’aube. Pas plus ici que lorsqu’elle a quitté Troie, elle ne se retourne. Cassandre est morte.



*   *   *

Une réponse à l'appel Réécrire Cassandre

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Commentaires
M
au plus loin que je me souvienne, pas de bible à la maison mais le missel de ma grand-mère ... ensuite vint pour moi le temps du Nouveau Testament à 12 ans et du dictionnaire ???? Médical à 3O :) celui de la Mythologie m'impressionne ++ bonne journée sous le soleil ... exactement !
C
Non cassandre, toute sa vie avant l'illiade pendant après.<br /> <br /> ok ça me parait bien pour les appels je susi pas à jour et là février c'est le mois des vacnaces scolaires je vais jeter un oeil
E
Les Troyens, tu veux dire?? Moi aussi, je rêvais de réécrire l'histoire: l'uchronie, c'est une vocation précoce.<br /> <br /> Et sinon, tu sais qu'on a les traditionnels appels de l'été en liberté, pour les regrets (les AT auxquels on n'a pas répondu à temps) et les fonds de tiroir qui jaunissent et prennent la poussière? L'occasion de retravailler les textes en prenant le temps de peaufiner la relecture. Lancement des appels d'ici un mois ou deux, je ne sais plus exactement.
C
mc d'augé, je vous dis un secret, petite j'avais un dictionnaire de la mythologie et un de la bible, je m'amusais à les apprendre par coeur et après j'ai fait deux années de grec ancien mais en très accéléré car le prof nous avait amené au niveau bac.<br /> <br /> Map, la mythologie est si humaine, j'avoue que Cassandre est sûrement l'une des héroïnes que je préfère. mais bon is je refaisais l'histoire, les grecs gagneraient!<br /> <br /> Ekwe, et on peut dire que c'était à l'arrach' Je susi ravie de revenir ici. Si tu veux je peux encore revisiter le mythe j'ai d'autres idées dans mes cartons.
E
Enfin, je peux lire ta nouvelle! Et je la commente donc directement ici, contrairement à l'habitude, puisque je n'ai pu participer ni au tour de table de validation, ni à sa relecture (pour cause d'ordi malade).<br /> Tout ça pour dire que, chère Caro, que décidément j'aime quand tu t'attaques à la mythologie grecque: un très beau texte, ancré dans le mythe mais au souffle franchement "caro-caritien".<br /> J'aime beaucoup!
Fanes de carottes
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