Le feuilleton du dimanche
Chroniques d'Octavie
troisième épisode
Dercelo
par Macalys
J’ouvre
les yeux sur un ciel gris-rose, où le soleil ne paraîtra qu’après avoir dépassé
les sommets qui enserrent Octavie. Une vue qui manque de chaleur. S’il était
encore là, le Vieux guetterait mon réveil, et j’ouvrirais les yeux sur son
visage mal rasé. On boirait du café en
échangeant des banalités, puis on se préparerait pour une nouvelle journée de représentations.
Mais le Vieux est parti hier, et personne ne veille plus sur mon sommeil.
La
ville suspendue dort encore. Parfait. Je me hisse hors du hamac, et m’installe
sur une planche posée entre deux mailles du filet. Dans une bâche tendue gît un
fond d’eau de la dernière pluie : pas assez pour me doucher, mais assez
pour me débarbouiller et me désaltérer. J’enfile mon uniforme bariolé, puis
attrape une bande de tissu, avec laquelle j’attache sur mon dos la planche et
un petit sac renfermant mes outils de travail. Il faut rester vigilant pour ne
pas perdre l’équilibre, surtout ici, aux marges de la cité, où les mailles sont
plus larges. J’aime cette tension de tous les instants, elle m’empêche de
penser à autre chose.
En
sautillant, je me dirige vers la traverse Est de la ville et défait mon paquet.
Indispensable, la planche me sert de plate-forme et de scène. La bande de tissu
accrochée entre deux cordes permet de recueillir les oboles des passants. Enfin,
à l’intérieur de la bourse en velours, je récupère mes chers yoyos, dont les
mouvements hypnotiques canalisent mon chagrin et ma haine.
Je
n’ai pas toujours jonglé avec. Avant, j’utilisais des balles, que je perdais
régulièrement dans les abîmes sous la cité. Puis j’ai rencontré le Vieux. Après
un quart d’heure passé à m’observer, il a déclaré qu’il ne trouvait de sens ni
à mon numéro ni à ma vie. Bien sûr, il avait raison –je n’ai pas échoué dans
cette ville absurde par hasard-, alors je n’ai pas protesté. De son gilet usé,
il a sorti une douzaine de yoyos multicolores avec lesquels il a tracé des
figures fantastiques. Ensuite, il m’a tendu ses jouets. Il m’a enseigné son
art, que j’ai assimilé rapidement. J’ai une prédisposition pour les activités
exigeant de la concentration. Notre association a duré quelques mois. On
s’amusait bien, le Vieux et moi, mais hier soir, il m’a embrassé en pleurant,
bredouillant que sa mission à Octavie se terminait et qu’il me donnait toutes
ses affaires, y compris ses précieux yoyos. Il a marché vers l’ouest sans se
retourner. J’aurais dû courir derrière lui, l’appeler, le supplier de rester,
mais j’étais las des cris et des pleurs : je l’ai laissé suivre sa route.
Le
Vieux était mon ami, ma seule famille ici et depuis qu’on m’a arraché la mienne.
Dans cette ville, les habitants s’apprivoisent difficilement. Les Octaviens ne
se regardent pas, ils préfèrent surveiller leurs pieds, histoire de ne pas
finir au fond du précipice. Pourtant, il faut bien que j’attire leur attention,
car c’est mon métier, en quelque sorte. Mon costume coloré ne suffit pas, et
ils ne voient les yoyos que lorsqu’ils relèvent les yeux. Alors, pour les
forcer à s’intéresser à moi, je leur parle. Je sors ce qui me passe par la
tête, en général des bribes de poésie inspirées par la foule, le vent, les
nuages. Peu après mes débuts de saltimbanque ici, certains badauds sont revenus
me voir, affirmant que mes élucubrations s’étaient réalisées, que mes discours
erratiques contiennent une part de Vérité. Quoi qu’il en soit, désormais, le
public se presse autour de moi, essayant de décrypter les oracles de mes mots
et la danse de mes yoyos. Je ne manque plus de rien. Sauf d’envie. Je reste un
vagabond de l’âme, ravagé par le souvenir du passé.
Les
traverses sont des lieux fréquentés. Une joyeuse rumeur s’en dégage, amplifiée
par les parois rocheuses qui les surplombent. Au-dessus, en-dessous du filet,
s’affaire une ribambelle de marchands, restaurateurs, guides, artistes qui
dépouillent, régalent, occupent, distraient les voyageurs et les habitants
d’Octavie. Beaucoup de visages me semblent familiers maintenant, et je bavarde
volontiers avec les commerçants proches de mon emplacement habituel. Ceux-ci
montrent une grande gentillesse à mon égard, mais maintiennent une distance prudente
entre nous : je crois qu’ils me craignent. Parfois, je m’effraie aussi.
J’ai l’impression de flotter au bord d’un gouffre de douleur. À force de
retenir mes larmes, elles coulent en moi, creusant des sillons tourmentés sur
mon cœur, irradiant à travers mes veines, brûlant ma peau de l’intérieur. Ma
peine ne connaît aucun repos.
Alors je jongle au bord du vide, je me laisse emporter par mes chorégraphies aériennes, et j’oublie.
Illustration: Tilu
A suivre…