Edito de janvier – Métamorphoses de Cassandre
Il faut imaginer Cassandre comme la plus belle des Troyennes. Et c’est sans doute cette beauté qui la perdit. Les très belles mortelles, on le sait, sont souvent l’objet de la convoitise des dieux. A Zeus, quelles que soient les formes qu’il choisit pour séduire et enlever des jeunes filles en se cachant d’Héra, il ne semble pas qu’on ait opposé beaucoup de résistance. A Apollon, pourtant dieu d’une beauté harmonieuse, certaines nymphes s’étaient refusées. Cassandre avait hésité : séduite, elle avait été dotée d’un don de prophétesse ; don qu’Apollon ne lui avait pas repris mais qu’il avait frappé d’une malédiction (personne ne la croirait) lorsque la jeune fille avait repris sa parole. Voilà pour sa métamorphose. Cette même funeste beauté, associée à son rang de fille de Priam, poussa peut-être Ajax à l’arracher à l’autel d’Athéna où elle avait trouvé refuge lorsque Troie commença à brûler, et en fit le butin du plus grand prince achéen, Agamemnon, dont elle devint la concubine.
Il est difficile de s’imaginer une prophétesse condamnée à n’être jamais crue. Comment les Troyens se protégèrent-ils, à l’arrivée d’Hélène, de l’annonce que cette femme apportait la ruine de la cité ? Rejetèrent-ils cette prédiction de Cassandre sur la jalousie de la plus belle des Troyennes envers la plus belle des femmes, promise par Aphrodite à son frère ? C’est que la malédiction de Cassandre est d’annoncer toujours le pire, mort, destruction, ravage ; quelle terreur superstitieuse elle devait susciter lorsqu’elle ouvrait la bouche ! Il faut peut-être imaginer Cassandre avec les traits d’Euryale dans le beau roman de Jean Ray, Malpertuis : une jeune femme à la beauté littéralement pétrifiante, dont on ne doit jamais croiser le regard, comme une Gorgone.
Cassandre est une héroïne funèbre : elle prédit les catastrophes, peut-être même provoque-t-elle la perte de ceux qui l’entourent, comme si le don fatal d’Apollon la dépassait pour contaminer le reste de l’humanité. A mesure qu’elle parle (pour annoncer la ruine de Troie à l’arrivée d’Hélène, pour appuyer les réticences de Laocoon à faire entrer le cheval de bois dans la ville), la cité de son père entre en guerre et s’effondre. Celui qui l’arrache à l’autel d’Athéna, le violent Ajax, verra son sacrilège terriblement puni et provoquera la haine d’Athéna, qui jusqu’alors était favorable au camp grec. Que dire d’Agamemnon, qui subit le pire retour chez les siens, tandis que son frère Ménélas et l’infidèle Hélène coulaient à nouveau des jours tranquilles à Sparte ? Eschyle montre Cassandre en transe, devant les portes closes du palais de Mycènes où l’on égorge le roi ; et elle sait qu’elle tombera elle aussi sous les coups de Clytemnestre. C’est finalement à la fille de celle-ci, Electre, qu’elle a peut-être transmis une part de son obstination funèbre : Electre a la même rage de parler, de dire ce que les autres ne veulent pas entendre, la culpabilité d’une mère, la vengeance à venir, la catastrophe qui approche. Comme Cassandre, elle est une jeune fille qu’on laisse à l’écart, et qu’on n’imagine pas mariée. Une folle.
Par son obstination, son pessimisme, Cassandre a souvent incarné un personnage de femme libre, aux antipodes des captives en pleurs et des épouses angoissées ; une femme assez audacieuse pour parler d’égal à égal avec les hommes, pour discuter avec eux du sort de la cité, plus lucide qu’eux, même si elle est condamnée à l’incompréhension…
***
En ce début d’année, nous essaierons aussi d’envisager l’avenir (pas trop gris), d’écouter nos sensations pour percevoir plus que ce que nous ressentons d’habitude…
dessin : Ekwerkwe ; colorisation : Sébastien