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Fanes de carottes
14 décembre 2009

Récits de rêves et cauchemars - 3

A contre-courant
Macalys


Les vagues balaient le pont principal, traçant un chemin d’écume. Un tonneau mal fixé roule vers Mary, qui s’écarte juste à temps. Un juron s’envole dans le rugissement du vent, puis un rire, puis un cri d’allégresse. Elle esquisse un pas de danse, exultant dans la tempête. Les haubans vibrent et claquent sous les doigts d’un dieu en colère. La foudre incendie le ciel noir, suivie de près par un roulement de tonnerre : la tourmente est sur eux.

Mais assez lanterné ! Le capitaine a ordonné à Mary de ramener la voile basse pour éviter qu’elle ne se déchire. Tout autour, les hommes s’affairent dans le gréement. La jeune fille agrippe le mât de misaine et se hisse jusqu’à la vergue. De son perchoir, elle voit le tonneau vagabond faucher un de ses camarades. Elle s’esclaffe, mais baisse vite les yeux sous son regard courroucé. Ses compagnons de voyage l’ont acceptée comme l’un des leurs… Si elle se crée des ennemis, dissimuler son sexe deviendra difficile. Elle s’accroupit et effectue la manœuvre, souple et agile, à peine troublée par la houle.
Sa tâche accomplie, dédaignant de jouer aux dés ou d’écluser un gobelet de rhum sur le pont inférieur, elle gagne la proue. Alors que les bourrasques lui renvoient les rires et les chants des pirates, Mary offre son visage aux intempéries…


Aiguë, la sonnerie du téléphone brise le silence, perturbant son bain. La surprise lui arrache un sursaut qui éclabousse sols et murs. Soupir… Il faudra éponger le carrelage.
Chaque matin, Mary laisse dériver son esprit au fil de l’eau savonneuse pour oublier le monde extérieur, s’évader… Mais toujours, les agressions du dehors, klaxons, alarmes, sirènes, la rappellent au réel. Ignorant la voix qui dépose un message sur son répondeur, elle plonge la tête sous l’eau, goûtant encore un instant ce moment de liberté. Elle aimerait investir dans un vaste bassin à remous… quand elle se sentira plus riche, moins lasse
À la sortie du bain, la gravité la rattrape. En passant le tissu rêche de la serviette sur son corps, elle examine la pièce d’un œil critique. Sa baignoire semble rétrécir de jour en jour.


« Terre ! Terre ! »

Il semble que le cri de la vigie remonte à plusieurs heures. L’excitation de l’équipage croît de minute en minute. Les marins se tapent dans le dos, se congratulent, discutent avec animation de comment dépenser leur part de butin : boisson, prostituées, ou les deux ?

Accoudée au bastingage, Mary regarde l’île grossir, humant avec délice les embruns salés. Le soleil étincelle sur l’eau calme. Le port fourmille d’activités. Le capitaine vient de leur annoncer qu’ils arrivent sur l’île de la Jamaïque… Antilles, onde, indigène, trésor, frégate, la vie d’aventure lui souffle des mots savoureux. Fière de savoir ses lettres, elle aspire à étudier la navigation. Elle se présentera alors au recrutement avec ses rouleaux de cartes, son compas et son astrolabe, pour servir le capitaine en tant que pilote. Les timoniers suivront ses ordres : adieu les brimades ! Elle domptera les flots, les vents et les courants. Ses itinéraires les mèneront jusqu’aux confins de la Terre, pour explorer pays de légende et cités englouties. Fi des marchands, soldats et scientifiques qui parcourent les mers à la solde des monarques ! Les pirates, eux, n’ont pour maîtres que l’or dans leurs cales et l’infini de l’océan qui les emporte !

« Hé moussaillon ! Remue-toi, on accoste ! »


La bouilloire siffle, dégageant une fine vapeur. Mary la verse dans sa tasse, sur sa pince à thé. Mélange d’épices et de fruits, une fragrance douce emplit la cuisine. La jeune fille se penche sur le liquide brun et inspire son parfum sucré.
Elle avale une gorgée, la chaleur l’envahit. Fiévreuse, elle scrute les profondeurs à la recherche d’un présage. Une feuille minuscule tournoie à la surface, luttant en vain contre la furie du maelstrom. Doit-elle se battre ou abandonner ? Au fond scintille un éclat doré… Espoir ou reflet de la lampe ? Son visage troublé par les ondulations de sa boisson lui paraît laid. Non. Pas son visage. Ni ce thé. Ni cette tasse bariolée… Mais plutôt cette vie morne qui l’entraîne à vau-l’eau, au bord de la noyade. Il ne lui reste que ses rêves. Des rêves qui dispersent sa volonté, mais lui procurent la force nécessaire pour affronter le quotidien. Pendant que son esprit divague, elle navigue à vue à travers les remous de la réalité. Qui lui échappe.


Les contours du vaisseau marchand se découpent sur l’horizon. Dès que l’équipage aura identifié leur étendard britannique et répondu à leur salut, Mary hissera le pavillon noir. Le galion avance. Un rayon de lumière accroche une longue-vue. Déjà on distingue les traits des visages, des sourires naïfs, puis des bribes de conversation. Le capitaine lisse sa barbe : c’est le signal, Mary déploie le drapeau pirate tandis que la stupéfaction se peint sur les visages de leurs victimes. Dans un nuage de soufre, le premier coup de canon retentit.
« À l’abordage ! »
Des grappins s’élancent vers le pont adverse. Galvanisés, les hommes traversent les filins, sabre au clair. Mary dégringole le grand mât et se mêle à l’excitation de la bataille.


Alors qu’elle enfile son manteau, Mary jette un coup d’œil par la fenêtre. Sur les toits gris, les gouttes pianotent une mélopée. La pluie engloutit tout : les dos courbés, les envies, les âmes. Une vague de spleen déferle sur la ville.
Eau dehors, eau dedans. Mary claque la porte et descend l’escalier en apnée.

***
Une réponse humide pour un récit de rêve éveillé.

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Commentaires
M
Merci à tous pour votre accueil !<br /> Et contente de vous avoir emportés dans ma rêverie *x*
M
Je trouve que c'est un texte qui a bien compris l'âme du rêve et de l'évasion. Et une très jolie écriture Macalys !
P
Jolie entrée en effet, un texte de pirates bien sympathique ;)<br /> Ravie de te lire ici Macalys.<br /> Ca va coasser chez les fanes ^^
M
J'ai beaucoup aimé ce récit mêlant rêve et réalité ! C'est très bien mené ! Une belle écriture ! Un grand bravo Macalys !
Fanes de carottes
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