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Fanes de carottes
25 juin 2009

Viens dans ma soucoupe - 2

La clef
Rose


C’était la fin de l’entretien ; le patriarche hochait la tête d’un air entendu en sirotant l’alcool multi-herbacé servi par sa dernière épouse et en survolant la fiche de synthèse que lui avait remise le prétendant. Il passa rapidement l’évaluation de son patrimoine et la liste de ses recommandations (ses précédents beaux-pères ne tarissaient pas d’éloges) ; il s’attarda surtout sur le dernier paragraphe.

« … jolie soucoupe avec balcon intérieur surplombant un fleuve miniature aux reflets stroboscopiques, roses, verts et gris laser (on pourra, selon les préférences de la maîtresse de maison, remplacer cette fonctionnalité par une prairie semée de clochettes clignotantes ou un abîme enneigé synthétique par simple sélection sur le programme d’intra-aménagement).
Le long du balcon, sept chambres bénéficient de tout le confort futur, en particulier de cabines de toilette à la vapeur parfumée (ambiances différentes, florales, fruitées, aériennes ou brûlantes).
La salle de pilotage est à l’américaine : une paroi modulable permet de masquer les commandes ou au contraire de les intégrer à l’espace de vie. La navigation est gérée automatiquement, mais si on veut la prendre en charge le tableau de bord est intuitif et personnalisable. Les éclairages peuvent à volonté s’assortir aux murs lumineux de la salle à vivre.
On trouve une base de stockage optimisé des denrées cryogéniques dans la salle basse avec système d’approvisionnement automatique aux heures définies par les variations du spectre. Les menus sont élaborés aléatoirement à partir des marchandises des meilleurs fournisseurs.
Dans les combles, une salle de couvage peut être aménagée.
Les différents étages sont desservis par escalier volant. »

Le panorama aléatoire au pied du balcon le séduisait particulièrement. Il aurait aimé en discuter avec le prétendant, mais celui-ci s’était accoudé au rempart en compagnie de sa future épouse (car décidément, il lui avait fait la proposition la plus sérieuse concernant Artémise). Les considérant, il admira le ton enjoué de sa fille, son habileté à faire voleter ses voiles blancs en soie de synthèse autour de son visage adorablement pâli au fil des heures passées en salle d’anti-photosensibilisation. Son teint diaphane, ses paroles musicales devaient enjôler le prétendant (sa dernière épouse l’instruisait régulièrement dans l’art du chant sirénaïque). Elle réussissait ainsi à détourner son regard de la fissure juste comblée au ciment enrichi qui avait occasionné des frais considérables l’année passée et compromis l’entrée dans le monde d’Artémise. Le travail n’était pas parfaitement achevé et il répugnait à recevoir des invités tant que les antiques remparts de la forteresse spatiale de Harbor n’étaient pas à la hauteur de leur réputation ; mais les rénovations stratégiques étaient vraiment un puits sans fond…

« … Et dans la quatrième chambre, chuchotait le prétendant à Artémise, il y a une balançoire à mouvement perpétuel et des parois murales intelligentes pour vous retenir si de fatigue vous en lâchez les cordes, et pour étouffer vos cris d’enthousiasme… La cinquième chambre est tapissée de miroirs qui vous apprennent les pas de danse et vous servent de cavaliers. Dans la sixième chambre, j’ai installé un lit à baldaquin inversé très ancien, dont les tentures tombent en poussière au fil des siècles, il ne faut pas vous étonner si elles vous paraissent en lambeaux… »

Le patriarche héla le prétendant et lui tendit un verre d’alcool aux reflets verdâtres. L’homme tourna vers lui son visage borgne, qui fit courir un frisson le long de l’échine du vieillard. Il devina que lorsque son futur gendre lui demanderait une recommandation, il n’oserait pas refuser. « Vous n’avez pas encore aménagé la salle de couvage ? lui demanda-t-il cependant d’un ton dégagé. Pourquoi n’installeriez-vous pas dans les combles une piscine d’air pulsé en attendant ? Mon avant-dernière femme a appris le crawl à Artémise, je suis sûr qu’elle serait ravie. Et c’est excellent pour la fermeté des tissus… » Quant à la salle de couvage, il serait toujours temps de proposer de l’installer à Harbor même ; avec quelques travaux de consolidations des murailles, ce serait un petit paradis pour leurs héritiers…

Artémise lui jeta un regard froid, puis reporta ses yeux d’ambre sur le prétendant. Il l’assura que tous ses amis pourraient lui rendre visite, ce qui égaierait la soucoupe pendant ses voyages, et qu’elle ne manquerait jamais de rien. « Et la septième chambre, ah la septième chambre… c’est là que je garde mes plus précieux trésors. Ils seront à vous bientôt. Je vous en donnerai la clé… »

Le patriarche vit briller la curiosité dans les yeux de sa fille et il se rappela avec un peu de nostalgie ses fiançailles avec ses douze précédentes épouses et la cour qu’il avait faite à chacune d’entre elles ; et aussi la nuit où il leur avait remis la petite clef du cabinet du donjon, avant de partir en voyage.


*****
Rose nous a proposé cette visite de soucoupe

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Commentaires
M
Voui,voui c'est que me disait toujours ma Maman !
R
Merci MAP ! c'est une soucoupe très confortable mais il faut quand même réfléchir avant de monter en soucoupe avec des inconnus...
M
Je rejoins Stella pour te féliciter pour ce texte "à clé" ...<br /> Les descriptions de l'intérieur de la soucoupe sont vraiment épatantes ! Quelle belle imagination Rose ! J'ai bien aimé "la salle de couvage", l'escalier volant, le fleuve miniature aux reflets stroboscopiques .....<br /> Et puis la clé, la petite clé qui nous ouvre d'autres perspectives ...<br /> Bravo ! Bravo ! <br /> ENCORE !!!
R
Merci Stella, pour ces encouragements et ces propositions d'interprétation...
S
Un bien joli texte, Rose. Et un texte qui se finit en permettant à l'imaginaire du lecteur de prendre le relais : que trouvera Artémise derrière la porte de la 7ème chambre ? Et quelles seront les conséquences de sa curiosité ? Un texte qui me fait même m'interroger sur Barbe-Bleu : et si Barbe-Bleu avait laissé la clef à sa dernière femme non pas pour la tester, mais juste pour se donner une excuse pour pouvoir la tuer ? Un très beau texte, vraiment.
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