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Fanes de carottes
14 février 2009

Sources - 2

Puits de souvenirs
par Shi May Mouty

Un maigre chignon gris maintenu par un hérisson d’épingles, un visage quadrillé d’un réseau de rides profondes, des yeux bleus très doux, quelques dents encore pour le sourire, une silhouette menue, voûtée, vêtue quelle que soit la saison d’une blouse sombre cachée sous un grand tablier, c’était la Mélie. Personne ne se souvenait plus de son prénom exact. Elle était si vieille, au moins aussi vieille que le village, pensions-nous.
Nous, les enfants, l’aimions bien, et souvent nous l’accompagnions dans son jardin. Là, nous étions fiers de l’aider à arracher quelques herbes, cueillir des fleurs pour le cimetière, ou récolter des légumes. Nous portions son panier d’osier, poussions sa brouette. En remerciements, elle nous offrait des fraises, des framboises, arrachait quelques radis roses qu’elle essuyait à un coin de son tablier, coupait des feuilles d’oseille qui nous picotaient la langue. Nous savourions ces cadeaux comme des friandises exceptionnelles.
Revenant à sa maison, nous rangions avec elle les légumes dans sa remise encombrée de vieux outils agricoles. On s’y attardait quelques instants devant les cages à lapins, passant à travers le grillage des brins d’herbe grignotés aussitôt par une nichée de petites boules douces au nez frémissant.
Puis la Mélie nous faisait entrer dans sa cuisine à peine éclairée. « Je me lève et me couche avec le soleil, comme ça j’économise l’électrique » nous disait-elle. Devant le grand buffet aux portes sculptées de bouquets de fleurs, nous attendions notre récompense : un bonbon ramolli, bien collant, que nous choisissions avec soin dans une boîte en fer-blanc.
Alors la Mélie s’asseyait sur un banc, à côté de la cheminée, où elle entretenait, été comme hiver, un feu parcimonieux. Souvent, une soupe aux légumes y bouillottait ; toujours la cafetière s’y réchauffait doucement. La Mélie nous parlait « du temps jadis », le temps où son mari, le Monmond (Edmond pour l’état civil), vivait encore.
« On était jeunes, nous disait-elle, n’avait pas beaucoup d’argent. Pas assez pour acheter un cheval pour travailler aux champs. Alors on a acheté une bourrique. » Ah ! la bourrique à Monmond ! Une légende dans toute la contrée. Une bête au sale caractère qui obéissait parfois, n’en faisait qu’à sa tête le reste du temps.
« Voilà pas qu’un jour, elle s’est sauvée d’son écurie, cavalant dans la grand’ rue, ruant dès qu’on l’approchait. Elle a filé par les jardins, broutant un chou par ci, une salade par là, piétinant les semis. Quel désastre ! Et vot’ grand père était furieux quand l’a vu son jardin. Et le Monmond qui courait derrière sa bourrique. L’essayait de l’attraper sans prendre un coup d’sabot. Rendez-vous compte, les petits, eul’ Monmond, l’a réussi à la rattraper qu’en début d’soirée. J’ai eu si peur… » Sa voix en tremblait encore. « J’ai cru qu’cette carne allait l’tuer, mon Monmond. »
Nous apprécions toujours cet épisode célèbre de l’histoire du village. Nos grands-parents qui avaient vécu l’événement en parlaient eux aussi. C’était l’un des récits rituels des jours de fête qui réunissaient la famille pour un bon repas. Un récit qui en faisait rire certains, et grogner d’autres. « L’Edmond, i’n’savait point s’occuper de sa bourrique, surtout quand l’avait bu un coup d’trop. La Mélie n’a pas toujours eu du bon temps avec lui » soupirait la grand-mère.
Certains jours, le Mélie nous parlait de leur travail à cette époque.
« On n’avait pas d’biens, not’ lopin de terre était trop petit pour nous faire vivre. Alors, on d’vait travailler chez les autres pour avoir quéqu’sous. Monmond faisait les foins, la moisson et l’battage en hiver. Y s’embauchait aussi pour eul’sarclage des betteraves. Des jours et des jours, baissés ver’eul sol. Les hommes buvaient quéqu’chopines pour s’donner du cœur au ventre et oublier l’mal de dos. »
Nous, enfants d’une époque où les rues du village résonnaient du passage des tracteurs, et habitués aux moissonneuses-batteuses, et aux désherbants chimiques, nous l’écoutions, ébahis, comme si elle nous avait parlé de Vercingétorix et de nos ancêtres les Gaulois.
« J’faisais des ménages, des lessives au lavoir. I n’y avait pas d’machines à laver, vous savez. En automne, c’était la récolte des canadas, les pommes de terre. On les ramassait à la main et ensuite on devait les trier pour retirer les cafuts, les abîmées, et les trop petites, la mitraille juste bonne pour les gorets. Il fallait aussi s’occuper des poules, des lapins, des cochons… j’aidais à traire les vaches. »
Et elle pouvait continuer ainsi longtemps. Mais toujours revenait cette phrase : « Et vous, les petits, j’espère que vous aidez vot’ maman. Elle a aussi beaucoup d’travail. Si vous n’êtes pas sages, les pipivenvents viendront vous punir. » Les pipivenvents, l’une des légendes du pays. Ce sont de méchants lutins qui aiment jouer des tours aux pauvres gens. Ils égarent les voyageurs. Ils volent et cachent les outils. « La nuit, pendant vot’sommeil, i feront des nœuds avec les lacets d’vos chaussures. I saliront vos livres d’école et vos cahiers. Méfiez-vous des pipivenvents et du père fouettard ! »
Ces jours-là, la bouche sucrée, les doigts collants, nous repartions de chez la Mélie un peu inquiets. Une fois chez nous, nous interrogions notre mère, qui alors nous souriait.

***

retour aux sources

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Commentaires
M
Excellent retour aux sources ! Nostalgie d'un temps qui fut si dur ! J'en ai entendu des récits<br /> jumeaux de celui-ci. <br /> Quelle belle façon de raconter Shi May Mouty -au nom si mystérieux- !
Fanes de carottes
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