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Fanes de carottes
29 octobre 2008

Frontières - 5

Wet backs

Caro_carito

     Il regarde derrière lui et attend. Pas l’ombre d’un mouvement, à peine entend-on le clapotis des eaux du fleuve. Rien ne trahit la pénombre. Seuls les légers craquements de la nuit troublent le silence.

     Il s’apprête à reprendre sa route quand une masse sombre surgit d’un rocher. Ce n’est rien. Il s’agissait sans doute d’un visiteur nocturne. Il sait qu’il devrait raisonnablement continuer sa route pour atteindre le prochain rendez-vous. Le Rio Grande* se tient derrière lui. Mais ses jambes refusent d’avancer. Les pensées qu’il a chassées pendant ce long périple affluent soudain, le laissant brisé de fatigue.  Quito – Nouveau Mexique. Des kilomètres de poussières avalées, la peur au ventre.

     Il pose à ses pieds le sac qu’il a réussi à ne pas égarer. Il sent contre sa peau sale et humide aussi les quelques billets qu’il a glissés et que les passeurs ne lui ont pas dérobés. Sésame d’une nouvelle vie. Pour l’instant, des USA, nom magique qui résonne depuis des mois dans ses rêves fous, il ne sait rien encore. Il présume que le choc sera violent, chaque jour sera difficile. Travailler, se méfier des siens comme des autres. Courber l’échine.

     Mais cela, il sait faire. Il avait un travail dans son pays. Et puis un autre… un troisième. Cela ne suffisait pas. Pas depuis que son père n’était plus là. Aucune chance de gagner plus d’argent, de repousser un peu la misère. Il fallait que cela cesse. Les allées et venues de sa mère à l’autre bout de la ville. Les fins de mois au plus juste. Voir sa sœur et ce neveu qu’ils hébergeaient trimer à l’école pour rien. Les A qu’ils ramenaient avec un sourire ne pouvaient régler les droits d’entrée vertigineux des universités. Quant à lui, il pouvait tout au plus inviter une fille à boire un verre ou manger un petit bout de quelque chose dans un resto du port. Pas de roses, pas de petits bijoux, même une bague. Impossible de rêver plus loin.

     Dans les vagues noires du Rio Bravo*, il devine sa maison, ce bout de rue poussiéreux et les cactus qui poussent comme du chiendent. Un trois-pièces exigu qu’il partage avec sa famille et les fréquents hôtes de passages. Les repas dans la vieille cuisine où l’on trouve toujours une bouilloire pour le thé du soir et du riz même quand l’inflation touche des sommets et que les magasins sont vides. Les fins de semaine à la plage à plonger dans les eaux dures du Pacifique. Chez lui, il n’y a rien sauf… eux. Sa famille. Les siens. Ne regarde pas mes larmes, hijo, regarde devant toi. Pour toi, pour nous, tu dois partir. Une bourrade affectueuse et il se retrouve dans la rue.

     Il est temps de les quitter, une deuxième fois. C’est ici que se trouve la frontière invisible, la frontera, que tous ceux qui l’ont précédé ont rencontrée. Celle que l’on ne traverse pas avec de la chance ou à la nage. Non, celle que l’on franchit avec des larmes. Il jette son sac sur l’épaule, il est temps de partir.

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* Rio Grande - Rio Bravo : Le Río Grande est un fleuve qui sépare le Mexique et les États-Unis. Nommé Rio Grande aux États-Unis, il s'appelle Río Bravo au Mexique.

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En réponse à l'appel "frontières"

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