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Fanes de carottes
23 octobre 2008

Fanes de carottes tient salon

Dans le Salon, les fanes causent. De livres, bien sûr. De ceux qu'elles mettraient dans la bibliothèque idéale du potager.  De ces transfictions qui empruntent joyeusement (ou pas) à des genres bien différents, et en détournent les codes: polars futuristes, littérature mainstream teintée de fantastique, etc. Elles en causent à bâtons rompus, échangent leurs impressions de lecture, comme on partage entre amis les livres que l'on aime, sans prétention.

Attention attention, si vous faites partie des lecteurs qui aiment ne pas trop en savoir avant de commencer la lecture d'un roman, cette conversation dévoile certains éléments de l'intrigue.

Rose _

Le premier roman qu'on pourrait placer dans la bibliothèque des Fanes, ce serait Auprès de moi toujours (en anglais : Never let me go) de Kazuo Ishiguro. D'abord parce qu'il fait une synthèse intrigante entre le roman psychologique traditionnel et le roman d'anticipation. Il avait été question de steampunk dans ce blogzine, lors d'un appel à feuilleton ; le roman d'Ishiguro ne se situe pas dans un passé très lointain (en fait il se déroule dans les années 90), il y a juste un léger décalage par rapport à la réalité contemporaine (comme la précieuse cassette sur laquelle est jouée la chanson "Auprès de moi toujours" qui fait tant rêver l'héroïne). Mais comme dans un roman de SFFF, la science a pris beaucoup d'avance par rapport à ce que nous connaissons ; elle est capable de soigner les cancers et d'autres maladies mortelles grâce au don d'organes, et elle a organisé une sorte d'industrie permettant ces dons : elle produit des clones, et ce sont ces clones les personnages principaux du roman. Tout cela crée une temporalité étrange. D'autant que les quelques lieux qui nous sont décrits (je me souviens d'un arrêt de bus désaffecté ou d'un centre de donneurs qui est un ancien camp de vacances familiales) sont souvent des vestiges d'une époque disparue ; on a l'impression dans ces passages de voir les ruines de notre propre civilisation, depuis longtemps dépassée.

Ekwerkwe _

Pour ma part, je classerais plutôt ce roman parmi les uchronies: que se serait-il passé si...? Où en serions-nous si, au lendemain de la seconde Guerre mondiale nous avions fait le choix d'investir dans la recherche sur le clonage, et de produire (car c'est bien ce dont il s'agit dans ce roman) une réserve d'organes, sous forme d'êtres vivants complets, créés pour "donner" - et auxquels nous nierions, du coup, toute reconnaissance d'humanité, tout droit à une vie propre ?
Est-ce tellement éloigné de notre façon de catégoriser les peuples et les personnes et de faire de certains des inférieurs: marchandises, forces de travail, donneurs d'organes (car oui, cela existe déjà)?
"On ne parle bien du présent qu'au futur" dit Claude Ecken. Je pense qu'on ne parle bien du présent qu'à travers la fiction. Et en ce qui nous concerne, la question du clonage est loin d'être réglée: au contraire, nous en sommes au moment du choix entre faisable et souhaitable, du moins j'espère que nous en sommes encore au moment du choix.
La force du roman d'Ishiguro, c'est de mettre en scène des personnages complexes et attachants, qui un peu étrangement pensent faire la preuve de leur humanité par leur art et leur capacité à aimer, mais qui ne refusent pas le système dans lequel ils sont pris - tout juste espèrent-ils grapiller quelques années, "pour eux". Ce n'est pas un roman révolté, révolutionnaire: c'est le tableau effroyable d'une société sûre d'elle, pas même mal intentionnée.

Rose _

Cette absence de révolte est aussi due à leur éducation, et se pose  vraiment le problème du rôle de cette école, Hailsham, dont l'héroïne est si fière d'avoir suivi l'enseignement. Ce "college" privilégie l'art et l'apprentissage de la réflexion. Mais par une sorte de pirouette cette culture humaniste, cette valorisation de la créativité poussent les élèves à accepter leur sort, à ne pas s'inquiéter de leur avenir, tant ils sont persuadés de l'excellence de leur formation. Et finalement l'art ne sert "à rien", c'est une monnaie d'échange au sein de l'école puis une activité inutile une fois qu'ils ont quitté l'école. C'est un leurre, finalement, que cette galerie exposant les oeuvres des enfants clones.
On peut d'ailleurs s'interroger sur les figures de la directrice, Miss Emily, et de Madame. Lorsque Kathy et Tommy les retrouvent, bien des années plus tard, Miss Emily tente de replacer l'histoire de l'école dans un contexte historique plus vaste : alors que le roman a été jusque là plutôt intimiste, à l'écart du monde, elle parle soudain du scandale Morningdale (un savant "dévoyant" la science du clonage pour créer des enfants parfaits), de l'importance des "sponsors", des "supporters", des effets de mode... Par son discours, Kathy et Tommy redeviennent des marchandises, des pions, bien traités certes, sur un grand échiquier économique. Quant à Madame, elle a pleuré jadis en regardant la petite Kathy danser rêveusement un coussin dans les bras, mais son émotion est plutôt symbolique (elle pleure devant le symbole de cette petite fille représentant le monde futur serrant le monde ancien dans ses bras), si bien que son intérêt pour les clones paraît réel, mais froid, purement intellectuel.

Ekwerkwe _

Je ne suis qu'en partie d'accord avec toi: la résignation des clones vient de leur éducation en général - et non de leur éducation à Hailsham en particulier. Ceux qui viennent d'autres centres ne sont pas plus révoltés.
Par contre, je te rejoins totalement dans ton analyse du comportement de Miss Emily et de Madame: leurs sentiments paraissent bien pauvres et bien mesquins par rapport à ceux de Kat, Tommy et Ruth. Et je me demande dans quelle mesure, finalement, Miss Emily (en particulier) considère les clones comme des êtres humains à part entière. Elle garde toujours une distance illogique, qui ne cadre pas, finalement, avec ce qu'elle professe.
Crois-tu que ce soit ce qu'Ishiguro voulait montrer? La vanité de nos prétentions artistiques et culturelles, et notre incapacité à nous comporter en êtres "humains" (dans le roman, ce sont les clones les êtres sensibles et créatifs - et l'image flatteuse que nous avons des professeurs est tronquée et déformée, du moins c'est ce que suggère la fin)?
Ceci dit, je trouve que tu exagères quand tu dis que "finalement l'art ne sert "à rien" (j'ai noté les guillemets!), je ne pense pas qu'il soit inutile, mais son utilisation dans l'éducation des clones est, certainement, malhonnête.

Rose _

Effectivement tous les clones sont dociles, mais je comprends l'abattement de Tommy qui se sent victime d'une mystification supplémentaire. On les invite à réfléchir pour mieux leur faire oublier leur sort, c'est particulièrement cruel, je trouve.
En fait ces clones, ces êtres du futur, sont curieusement élevés dans les "humanités", dans un modèle scolaire maintenant ancien (encore un paradoxe temporel)... Je pense que c'est aussi une façon de placer les clones dans une bulle à l'écart du monde réel (d'ailleurs, sans quelques signes extérieurs de modernité, l'histoire semblerait se passer au 19e siècle).

... Au fait, l'émission Salle 101 a chroniqué le roman ; celui qui en parle se demande si les années 90 ne seraient pas les années 2090 ; je ne pense pas ; le seul défaut qu'il trouve au roman est qu'il est un peu ennuyeux...

Ekwerkwe _

je ne l'ai pas du tout trouvé ennuyeux. Lent, certes, et frustrant, dans la mesure où Ishiguro se comporte avec les lecteurs comme les gardiens avec les élèves, distillant la vérité à petites doses, sans vraiment rien cacher (on sait très vite qu'on a à faire à des clones, par exemple), mais on a toujours l'impression qu'il manque des pièces au puzzle (c'est encore vrai après avoir refermé le bouquin, d'ailleurs).
Quant aux années 90, pour moi, il s'agissait bien des "nôtres". Des années 90 uchroniques, en somme.

Rose _

Il y a un autre point que l'on pourrait aborder, et qui est caractéristique des romans utopiques ou contre-utopiques. C'est la place accordée à la sexualité ; pour avoir lu maintenant aussi les deux premiers romans de Kazuo Ishiguro, je dirais que c'est un thème qu'il traite assez discrètement en général. Or ici, il est bien souligné que des cours spéciaux présentent aux élèves la sexualité comme un élément d'épanouissement ; mais comme pour l'art, sa place dans la vie des élèves est ambiguë : les gardiens sont surpris et gênés lorsqu'ils s'aperçoivent que des élèves s'y adonnent dans l'école, l'enseignement ne serait valable que pour "plus tard".

Ekwerkwe _

Je n'y avais pas pensé (enfin, je ne l'avais jamais envisagé comme une caractéristique du roman utopique/dystopique), mais effectivement la sexualité y a toujours une place importante, généralement comme élément perturbateur/révélateur/porteur de rébellion (que la société soit "permissive" ou pas d'ailleurs, elle génère toujours un certain nombre de contraintes).
Dans ce roman, la sexualité est en effet sans tabous mais théorique et, comme tu le soulignes, "pour plus tard". J'y vois deux raisons:
1/ une optique hygiéniste, les "donneurs" se devant d'avoir des corps en parfaite santé (et donc, avoir des rapports sexuels fréquents tout en sachant se protéger?)
2/ une certaine distanciation de la part des gardiens, très à l'aise dans les cours théorique (Miss Emily en train de manipuler le squelette, et d'expliquer aux enfants comment s'y prendre avec sa baguette, c'est quand même... très détendu, non?), mais en même temps j'ai du mal à les imaginer aussi décomplexés dans la pratique. Le fait que les clones ne puissent pas avoir d'enfants, leur destin de donneurs... c'est comme si ça les autorisait à avoir une sexualité plus libre, parce qu'ils ne seraient pas tout à fait humains (bon, je pense tout l'inverse, mais là n'est pas la question).

Rose _

Dans le roman aussi, cette liberté de façade est vécue un peu péniblement par la narratrice : adolescente, elle éprouve beaucoup d'appréhension à l'idée de sa première expérience sexuelle (toujours la question de la norme sous la permissivité, comme dans Le Meilleur des Mondes, où la norme est changer très souvent de partenaire, pour des raisons "hygiéniques") et ensuite la sexualité renvoie aussi au monde dont les clones sont issus (on forge des clones à partir de marginaux, c'est dans des revues pornographiques que Kathy cherche son modèle - d'ailleurs quel est le terme utilisé par Ishiguro ?)

Ekwerkwe _

Ils les appellent des "possibles", tant qu'ils ont un doute, ou des "modèles".

Rose _

Voilà, la sexualité les renvoie aussi à leur statut d'êtres "inférieurs" issus de "possibles" marginaux.

Ekwerkwe _

Et, peut-être pour finir, une question: qu'est-ce qui motive la répugnance vis-à-vis des clones? Je pourrais comprendre de la pitié. Voire de la peur s'ils étaient un peu plus révoltés. Mais de la répugnance? Surtout venant de personnes qui les côtoient, qui devraient donc les considérer comme des êtres humains à part entière (comme nous le faisons, nous, lectrices). Qu'en penses-tu?

Rose _
D'après l'épisode de la promenade à Norfolk et la visite à la galerie d'art, il n'y a aucune différence perceptible entre les clones et les autres. La répugnance ne peut donc être qu'un frisson irrationnel ; un peu comme l'horreur de Frankenstein devant sa créature, sauf que là, la créature est parfaite ou presque. La créature était formée à partir de corps morts (si je me souviens bien) ; cette fois les clones aussi ont partie liée avec la mort, parce qu'ils sont stériles et condamnés, et nés de rien, d'une cellule. Mais ça n'explique pas cette réaction instinctive...

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Commentaires
I
... et renvoi du commentaire. <br /> Bon, on pardonne pour cette fois :)
S
Emotion, confusion... actualisation ^^
I
oui, oui, c'était bien InFolio :) <br /> Il n'était pas nécessaire de le demander deux fois. Ou était-ce un bégaiement d'émotion ?
S
Euuuh c'était bien InFolio là ? j'ai tout bon ? :D
S
Euuuh c'était bien InFolio là ? j'ai tout bon ? :D
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