Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Fanes de carottes
19 mai 2008

Le défi aux Fanes - 4

Lorsque Papistache a proposé aux Fanes son feuilleton, il leur a aussi lancé un défi : réécrire chaque épisode en adoptant un autre point de vue... 

Cette fois, c'est le tour de  Stella pour le 4e épisode du feuilleton "Joyeux anniversaire, Georges !". Elle nous propose le point de vue du maître-nageur.

Jeudi 20 mars 2008

Ce matin-là, après une nuit où, ne parvenant pas à trouver le sommeil, j’avais renoncé à le chercher, j’avais enfourché mon vélo et pédalais dans les rues vides et silencieuses du quartier des Lilas.

J’aime ces premières heures du jour où tout semble encore endormi autour de moi, le silence et surtout cette impression que ces heures, bien plus que les heures bruyantes que je dois partager avec d’autres, m’appartiennent. Enfin, le temps qui, par essence, est fuyant peut-il appartenir à qui que ce soit ? Et même, peut-on réellement posséder quoi que ce soit ? Quant à posséder quelqu’un… c’est une question que je ne me pose même pas. Et ce matin-là, je n’avais envie de m’en poser aucune, juste de profiter de cette aube qui promettait une vraie journée de printemps ; et un jour avant son arrivée officielle, cela avait - un peu - un goût de plaisir défendu.

Presque sans y penser, je m’étais retrouvé devant la piscine municipale, où j’officie en tant que maître-nageur. Soudain, alors que je venais d’entrer dans la demi-sphère orangée, héritage d’un délire architectural des années 70, j’entendis un bruit sourd suivi par une exclamation elle-même étouffée :

« Fichtre… »

Je me plaquai contre le mur du hall d’entrée de la piscine. Non pas parce que je n’étais pas supposé être là à une heure si matinale, mais plutôt parce que je n’avais plus entendu cette expression depuis… ce mois de mars 1974, où j’avais passé une semaine épique avec mon grand-père Arthur. Avec mes cousins, nous l’appelions Papistache, car il avait toujours dans ses poches des pistaches qu’il distribuait par poignées…

Alors que je me laissais aller à cette nostalgie douce amère, une ombre se projeta à travers la porte de la piscine. Je me renfonçai un peu plus contre le mur. Enfin, j’essayai. Soudain, je vis distinctement le profil du jeune instituteur remplaçant de l’école primaire du centre-ville dont la classe était la première à venir les jeudis matins. Il tenait à la main quelque chose qui, de mon poste d’observation, ressemblait à une petite affiche et qu’il colla sur la porte vitrée de la piscine.

J’attendis quelques minutes après son départ, jusqu’à ce que je sois sûr qu’il s’était suffisamment éloigné pour que nous ne nous retrouvions pas nez à nez. Situation qui aurait été gênante, et pour lui et pour moi : monsieur Georges – je crois que c’est comme ça que l’appellent ses élèves – est un jeune homme discret et sensible. C’est en tous cas l’impression qu’il me donne quand je le vois debout au bord du grand bassin, l’air un peu perdu, presque absent. Durant ces quelques minutes, j’essayais d’imaginer ce qu’il pouvait bien y avoir d’écrit sur cette petite affiche : monsieur Georges ferait-il partie à ses heures perdues – perdues pour qui, au fait ? – d’un groupe de rock amateur et cette affichette annoncerait-elle un concert prochain ? A moins qu’il ne s’agisse d’un tract militant appelant à une alliance entre enseignants et maîtres-nageurs ? Mais une alliance pour quoi ? Peut-être pour la valorisation des heures perdues…

Rien de tout ça. L’affichette comportait un « simple » avertissement : « FERMER POUR CAUSE DE VARIOLE ». Ce qui me frappa tout d’abord ce fut la faute d’orthographe. Puis, tout de suite après, je fus à nouveau frappé cette fois-ci par l’utilisation du terme « faute » : pourquoi donc qualifiait-on de « faute » une erreur d’orthographe, de grammaire ou d’accord ? Et pourquoi cela ne m’avait-il jamais frappé jusqu’ici ? Ensuite, mais seulement ensuite, le sens de l’avertissement parvint jusqu’à mon entendement. Fermé pour cause de variole… Pas un seul instant, l’idée de décrocher l’affichette ne traversa mon esprit. Si monsieur Georges avait choisi d’afficher un tel avertissement, et par là même d’échapper à une séance de piscine, il devait avoir une raison, une raison qui m’échappait et qui m’échapperait toujours, mais une raison quand même… Mais pourquoi avoir invoqué la variole ? Une maladie qui devait être éradiquée depuis la fin des années 70, au moins ! Pourquoi n’avait-il pas choisi la champignonnite ? Fermé – ou Fermer, si ça lui faisait plaisir – pour cause de champignonnite aigue, voilà qui aurait été plus convaincant.

J’en étais là de mes réflexions quand une claque résonna sur mon épaule alors qu’une voix, que j’identifiais comme celle de mon collègue Lucien, résonnait, elle, à mon oreille : « Qu’est-ce que tu lis ? » Je m’écartai et le laissai lire à son tour « FERMER POUR CAUSE DE VARIOLE ». Lecture qui plongea Lucien dans une profonde perplexité qu’il décida de résoudre en appelant le directeur, monsieur Crainlô, qui, me dit-il, saurait sûrement quoi faire.

Alors que Lucien était en train de transmettre sa perplexité à monsieur Crainlô, j’entendis quelques voix enfantines, parmi lesquelles je reconnus celle de la vive et effrontée Léa. Je me précipitai à l’intérieur de la piscine, où je repris mon poste d’observation.

« - Mais, c'est quoi la variole, m'sieu ?

- Moi, je sais. C'est une maladie disparue qui était responsable de nombreuses morts et même que si on mourrait pas, ben on était défiguré. »

Monsieur Georges tenta d’expliquer à ses élèves ce qu’était la variole et pourquoi la présence de cette maladie infectieuse dans le grand bassin les privait de piscine. En fait, il me semble qu’il cherchait surtout à détourner leur attention puisque l’instant d’après il leur parlait de lucioles, de scrabble, d’Histoire de France et de Shreck II. Paroles dont le sens ne me parvenait pas tant j’étais fasciné par le manège de sa main gauche qui arrachait, sans en avoir l’air, l’affichette qui, il y a quelques instants encore, focalisait toutes les attentions. Après l’avoir arrachée, il la fit glisser dans la poubelle qui était à la droite de la porte vitrée de la piscine.

Une fois monsieur Georges et ses élèves disparus au bout de l’allée qui mène à la piscine, je me précipitai, sur une impulsion, vers la poubelle, y récupérai l’affichette et la recollai sur la porte vitrée. Quelques secondes plus tard, monsieur Crainlô, rouge et essoufflé, apparut au bout de l’allée, où il se figea dirigeant son regard vers l’endroit où les silhouettes de monsieur Georges et de ses élèves étaient en train de s’estomper.

Ayant repris sa course vers la piscine et après avoir lu l’affichette, dont il semblait bien qu’elle constituait le point déclinant de sa carrière, il me demanda, avec quelque chose dans la voix qui ressemblait à un vague espoir : « Ce n’était pas la classe du CM2 B de l’école primaire du centre-ville que j’ai aperçue en arrivant ? » Puis : « Ils ne venaient pas de la piscine ? » Et : « Dîtes-moi qu’ils n’ont pas vu l’affiche. » Suivi d’un « Ah, c’est fâcheux… » Estimant qu’il était effectivement « fâcheux » que monsieur Georges et ses élèves aient pu lire l’affichette et qu’il en allait de la réputation de la piscine et de son directeur, monsieur Crainlô nous demanda, à Lucien et à moi, de prévenir les directeurs et directrices des écoles qui ce jour-là devaient envoyer des élèves à la piscine qu’un « problème technique mais néanmoins anodin » la rendait pour ce jour infréquentable. De son côté, monsieur Crainlô informa les services sanitaires qui décidèrent, au nom du principe de précaution, d’analyser l’eau du grand bassin et du petit bassin aussi. On ne sait jamais avec les épidémies… Monsieur Crainlô nous accorda notre journée, qu’il décompterait de notre solde de congés payés, cela va sans dire.

Je repris mon vélo et, plutôt que d’aller m’enfermer chez moi, je décidai de passer le reste de la matinée dans le Parc André Antibi. Je m’allongeai sur l’herbe à l’ombre d’un grand chêne et ouvris le livre que, sur une inspiration, j’avais pris avant de quitter mon appartement : « Dans l’S, à une heure d’affluence. Un type dans les vingt-six ans, chapeau mou avec cordon remplaçant le ruban, cou trop long comme si on lui avait tiré dessus… »[1]


[1] Raymond Queneau, Exercices de style, Folio, 2007 (1947), p. 7.

Publicité
Publicité
Commentaires
I
boh, cherchez pas la coupable. Celle qui fait n'importe quoi est une fois de plus clairement désignée en bas du message comme étant celle qui l'a posté...
P
Georges ignorait qu'en plus de muscles saillants le maître-nageur possédait également un cœur et un cerveau.<br /> Non, la lutte est inégale. Il l'aurait préféré plus animal, au moins il conservait quelque chance de séduire sa belle !<br /> Comment rivaliser avec un être pareil ?<br /> <br /> Je tairai cet épisode au pauvre Georges, il risquerait de se noyer dans son dépit !
S
Moi aussi, Véron, même si je le connaissais déjà, et pour cause ! Et j'ai eu le même sentiment que la fiction rejoignait la réalité et que cette matinée - que ce soit dimanche, comme je le croyais, ou que j'ai dormi plus de trente heure et me soit réveillée lundi - était une matinée anachronique. Mais à la perspective d'avoir déjà fini mon week-end, je me suis dit "NON !" et j'ai décidé de rétablir la réalité qui m'arrangeait le plus.
V
j'ai déjà lu ce billet hier matin ! hi hi hi !
Fanes de carottes
Publicité
Newsletter
Derniers commentaires
Publicité