Sidera patrium
par Rose
Aujourd’hui est le jour prévu
pour la grande cérémonie. Ainsi en ont décidé les grands prêtres. Une foule
compacte et bruyante a envahi la cour depuis les petites heures du jour. J’ai
été réveillé tôt, interrogé longuement sur mes rêves, puis conduit aux thermes
où j’ai subi plusieurs immersions purificatrices. Quand ma peau a été lavée de
la moindre souillure et mon esprit délivré de la moindre image, on m’a revêtu
d’une longue robe blanche faite d’une étoffe ancienne au drapé ample. Puis une
femme a dessiné sur mon front une marque fine (j’ai senti la morsure de son
stylet) qu’on n’a pas voulu me laisser regarder dans un miroir. Depuis,
j’attends que la nuit tombe derrière le rideau pourpre, sur le balcon officiel,
séparé seulement par cette étoffe et par la hauteur du balcon de la foule
entrée dans le palais. Me parviennent des rires (même si les grands prêtres les
interdisent), des cris rituels et aussi des gémissements ; je sais qu’on
tente d’évacuer les malades oppressés par la foule, de peur qu’ils ne meurent
et ne compromettent l’apothéose par un
présage funeste. Ils protestent et leurs plaintes deviennent alors
stridentes : ils attendent un miracle de cette cérémonie, une guérison, et
les exclure de la grande cour revient à les priver de cet espoir qu’ils
nourrissent parfois depuis de longues années.
J’ai déjà assisté à semblable
cérémonie à la mort de mon grand-père. J’avais trois ans et j’étais placé
auprès de ma mère, sur le balcon officiel mais en retrait par rapport à mon
père qui était au bord de la tribune, vêtu du costume blanc. De ma place,
j’avais manqué l’essentiel de la cérémonie. Le bruit de la foule, son silence,
ses acclamations me parvenaient, mais ils étaient dénués de sens. Ma mère
jetait de temps en temps sur moi un regard dur pour me réduire au silence et à
la dignité qui convenaient, me disait-elle, aux membres de la famille
impériale. A la fin de la cérémonie, le ciel du soir avait été strié par des
traînées de lumière et la liesse avait éclaté. Mon père s’était approché du
balcon et avait ouvert les bras. Il avait été acclamé.
Aujourd’hui, je suis seul sur le
balcon officiel. J’ai seize ans, je ne me suis pas encore marié et je n’ai
donné vie à aucune descendance. J’ai refusé que ma mère prenne place derrière
moi sur le banc où elle m’imposait le silence il y a plus de dix ans. Elle est
enfermée seule dans ses appartements et je doute qu’elle verse une larme sur
son époux trop audacieux, dont le vaisseau s’est volatilisé en plein vol, sous
une charge ennemie, avec tout son escadron. Mon père avait voulu prendre la
tête de l’escadron, alors même qu’il connaissait le danger. Cela sied-il à un
souverain raisonnable ?
C’est le sage Haro qui m’a
expliqué la scène du balcon quelques années plus tard ; quand j’ai eu sept
ans, il m’a montré la grande fresque de la salle d’apparat. Elle représente la
cité (notre planète a sur cette fresque une forme d’île verdoyante au milieu
d’un désert) survolée par une traînée d’or : une étoile filante, m’a dit
Haro. Cette étoile a été vue après la mort de notre grand ancêtre, le premier
empereur Usto. Tout le monde a compris qu’Usto avait été accueilli au sein des
dieux, et que cette étoile était son âme. On a ensuite reconnu sur le cou de
l’un de ses fils une marque brune à la forme allongée, comme l’étoile
merveilleuse. Même s’il n’était pas l’aîné, Ceto a été choisi pour succéder à
son père ; et la coutume s’est perpétuée : après la mort du
souverain, les grands prêtres fixent selon des critères qu’ils sont seuls à
connaître une date de cérémonie, au cours de laquelle l’âme du souverain défunt
est accueillie par les dieux ; dans les semaines ou les mois qui suivent
il y a toujours quelqu’un pour la voir apparaître sous la forme caractéristique
d’une étoile filante. Puis le nouveau souverain est acclamé. En souvenir de la
marque du successeur d’Usto, on dessine sur le front du fils désigné un signe
en forme d’étoile.
J’attends avec une impatience
mêlée de crainte que débute la cérémonie. D’ordinaire, le corps embaumé du roi
mort est présenté à la foule et conduit en grande pompe jusqu’au temple. Cette
fois, le corps de mon père ayant été désintégré dans l’assaut, c’est une
effigie de lui que nous allons présenter à la foule. Des artistes se sont
relayés des jours durant pour que la statue soit un peu plus grande que nature
et pour que les couleurs donnent l’illusion de la chair. C’est que la foule est
devenue exigeante ; elle attend impatiemment les changements de règne,
peut même les provoquer et ne se laisse pas voler son plaisir.
J’ai découvert récemment le
satellite-laboratoire en communication avec le temple, qui fut utilisé, m’a
finalement dit le sage Haro, à partir du troisième empereur de notre dynastie,
juste après que Caralla le jeune eut été déchiré par la foule à l’issue de la cérémonie
funéraire de son père. Les rites venaient de s’achever, lorsqu’un homme au sein
de la multitude s’était mis à crier quelque chose au sujet de l’étoile. Pas
d’étoile. Pas d’empereur. La rumeur que Caralla était un usurpateur avait
gonflé dans la foule impatiente ; un homme avait escaladé le mur jusqu’au
balcon officiel et en avait jeté Caralla. La foule s’était ensuite refermée sur
lui… Son père ayant perdu beaucoup d’hommes à la guerre, on interpréta cette
soudaine furie comme une façon de faire payer au jeune homme les erreurs
tactiques du défunt, mais son frère Tiro avait préféré attendre quelques mois
avant de réorganiser une cérémonie. Il avait fait construire cet immense
laboratoire chargé de simuler l’apparition d’une comète le jour fixé par les
prêtres, pour faire coïncider exactement l’apothéose du souverain et
l’acclamation de son successeur.
Ce stratagème avait d’abord
apaisé la foule, mais une période de guerres et de successions rapprochées
l’avait rendue plus exigeante ; elle voulait des nuances, des fioritures, des
traits inouïs. Les prêtres-ingénieurs s’efforçaient de répondre à son attente
en produisant une comète aux mille reflets, mais pouvaient aussi sournoisement
abandonner un aspirant empereur et le livrer à la furie de la foule en ne
créant qu’un médiocre spectacle qui était une incitation à l’émeute.
J’attends donc, sans larmes pour
mon père dont les plans audacieux ont provoqué le courroux du peuple, sans
affection pour ma mère qui ne m’a appris que cette froideur qui peut-être me
desservira, suspendu aux réactions de la foule que la tombée de la nuit a
rendue impatiente, anxieux des prouesses techniques des prêtres cachés dans
leur laboratoire. J’ai grande envie de jeter mon voile blanc et de me faufiler
au sein de la masse, d’obéir passivement aux mouvements qu’elle me dictera.
Mais le vieux Haro a mis sa main sur mon épaule et m’a dit tout à l’heure que
cette cérémonie est l’épreuve qui distingue le souverain du simple mortel. Le
cœur battant, j’attends donc cette étoile qui décidera de mon sort.