De l'autre côté de minuit ?
A l’origine de Social Killer. m, n, crime exemplaire,
il y un mystère. Ce mystère, qui tient à l’identité de son auteur, a conduit la
documentariste Cathie Levy A la recherche
de Franck Burns. Si Cathie Levy privilégie, au départ au moins, l’hypothèse
soutenue par l’éditeur du roman - celle d’une confusion entre l’auteur
Franck Burns et son narrateur Abel -, elle nous plonge peu à peu dans une
multiplicité de possibles qui font que Franck Burns pourrait être Abel ou
un autre, à moins qu’il ne soit double ou qu’il ne soit elle... Franck
Burns, qui a construit cette ambiguïté, en joue et s’en amuse : l’amnésie
d’Abel, cette absence de passé qui constitue, peut-être, une promesse d’avenir,
son tatouage « Je est un autre »… Surtout, la question de la
légitimité traverse tout le roman : qui est légitime pour parler de la
condition des sans domicile fixe, de leur vie et de leur survie au
quotidien ? Comment en parler ?
« (…) j’avais beaucoup appris, et maintenant je savais vraiment ce
que recouvrait l’épitaphe de SDF. Oui, je connaissais toutes les souffrances
qui se taisaient derrière… C’est vrai j’avais beaucoup appris, mais à quel
prix ? Mauvaise question, ça aussi maintenant je le savais, ce savoir n’a
pas de prix, car officiellement il n’existe pas, il reste invisible à celui qui
ne le vit pas. Ouais, je portais dans ma crasse cette misérable richesse, ce
savoir méprisable qu’il faudrait bien un jour ou l’autre étaler à la conscience
aveugle des hommes. »[1]
Plus loin, un bénévole qui
cherche à « (…) comprendre, comment
ils en arrivent là, comprendre non pas ce qui les a jetés ici, mais comment ils
vivent là »[2],
fait dire à Abel : « son effort
est voué à l’échec, pour vice de fond : jamais il ne pourra s’affranchir
de ses mots, de ses images, jamais à moins qu’il ne franchisse le pas (…) »[3]. « Il faudrait que la corde de rappel
casse, il faudrait qu’il se ramasse dans
cette lie, mais, sincèrement comment lui souhaiter une telle horreur ? Je
préfère l’abandonner à sa bonne volonté, à son aveuglement sincère et c’est
ainsi que nous discutons une bonne demi-heure sans se comprendre. Une
incompréhension haute de vingt-cinq centimètres, un putain de trottoir
symbolique sur lequel s’épuisent les bonnes volontés les plus sincères et les
pires instants. »[4]
Cette question et son corollaire -
Franck Burns est-il ou non Abel ? Peut-il ne pas l’être ou ne pas l’avoir
été pour pouvoir parler en son nom ? - est certes intrigante et elle fait
le sel du documentaire de Cathie Lévy. Cependant cette question, déjà posée et
qui le sera encore, n’est pas vraiment intéressante : peu importe que Franck
Burns ait ou n’ait pas vécu les expériences qu’il prête à Abel. Une fois le
livre commencé, elle perd toute pertinence, en dehors de son utilité au sein du
roman, c’est-à-dire comme questionnement qui nourrit Abel et d’autres
personnages.
Et c’est d’une autre manière que Social Killer interroge le rapport entre
fiction et réalité. Dans son livre, Burns donne la parole à des personnes que
notre société tend à rendre invisibles.
« Si nous vivions, nous les SDF, zonards, paumés, clodos, errants…
dans une telle panade c’était d’abord parce que notre corps faisait peur et que
le monde avait préféré nous fuir en se réfugiant dans l’ignorance absolue de
notre condition. En son sens, nous gisions là sur une terra incognita
symbolique dont nous ne devions espérer aucun secours. La vérité était si
simple : nous n’existions pas parce que le monde avait institué que notre
misère serait invisible. »[5]
Une invisibilité que Burns décrit
comme institutionnalisée :
« Les foyers ouvrent à 17 heures pour te recracher quelle que soit
la saison à cinq plombes du mat. Les soupes populaires servent à 11 heures… Ta
vraie misère puise son silence dans ce monde parallèle. Tout semble orchestré
d’une main maléfique pour que tu n’existes qu’à l’aune fragmentée du dégoût.
Dès lors, comment peux-tu en vouloir à ces miroirs pressés de ne pas imaginer
que tu crèves là, terré, caché, nié, usiné par l’oubli dans le silence de leur
bas-fonds ? »[6]
Selon une étude réalisée par
l’INSEE en 2001, 15 % des sans domicile fixe – un hébergé sur trois - fréquentent
des centres d’hébergement qu’ils doivent quitter
le matin, un quart d’entre eux avant 8 heures[7]. Parmi
eux se trouvent les sans domicile fixe les plus marginalisés et les plus
désocialisés[8].
A la lecture de Burns, on imagine
un flot d’hommes quittant les centres d’hébergement d’urgence à une heure où
les rues de la ville sont encore désertes. C’est comme si leur retour à la rue
était effectivement orchestré de façon à éviter que notre regard ne les croise
à un moment où, parce qu’ils sont nombreux, il lui serait plus difficile de
glisser sur eux :
« A cinq heures, elle (la ville) s’offre toujours aussi morte, comme si nous ne sortions à cette heure
que pour se disputer l’ombre d’une ombre… »[9]
Mais peut-être
s’agit-il moins de les rendre invisibles que de soumettre leur rythme au nôtre,
et plus particulièrement à celui des bénévoles et des permanents des service
d’hébergement ou de distribution de repas chauds ? Ainsi le nombre de
repas servis diminue d’un quart le samedi et de 40 % le dimanche par rapport
aux autres jours de la semaine[10].
Loin de moi l’idée de mettre en
cause la sincérité et l’utilité de tous ceux, bénévoles ou professionnels, qui
s’engagent au quotidien auprès des sans domicile fixe, pas plus que la
nécessité des services d’hébergement d’urgence et de distribution de repas. Ce
à quoi nous invite Franck Burns, à travers Social
Killer, c’est à « dé-centrer » le regard que nous portons sur une
réalité, celle des sans domiciles fixes, et de repenser l’aide qu’on leur
apporte en essayant, autant que possible, de nous « affranchir de (nos) mots, de (nos) images » et de
réduire la distance entre nos préjugés et
représentations et la réalité et les représentations de ceux qui vivent au
quotidien la condition, hétérogène, de sans domicile fixe. Ce regard
« dé-centré » peut permettre, par exemple, de comprendre en quoi le
refus d’être hébergé n’est pas une décision irrationnelle mais peut être motivé
par le besoin de préserver sa dignité, le rejet de la promiscuité,
l’insécurité, le manque d’hygiène, le règlement intérieur des foyers (horaires
d’entrée, refus de recevoir des personnes avec des animaux…) :
« tous les esprits dociles pieutaient déjà dans les foyers sous
les auspices des grands mecs tout sec. Dehors, dans le froid qui se mêlait à la
nuit, ne restaient que les insoumis à cette fausse charité. (…) Je ne
pouvais plus supporter les sermons et les humiliations. J’avais craché ma
colère à la gueule du mec tout sec en prenant Jésus pour témoin : Eh,
ducon, tu crois que le Christ fait la gueule à cause de la crucifixion ?
Et bien tu te goures, s’il fait la gueule c’est parce qu’il est dégoûté de voir
comme ses faux frères s’occupent de ses vrais fils… Et voilà… Trois mois
d’exclusion pour récompenser cette version apocryphe de l’Evangile selon
Saint-Abel. Après le verbe venait toujours le même geste : bannir… Le prix
était cher, de janvier à mars, les nuits étaient froides, mais
qu’importe… »[11]
Et c’est précisément parce que
Burns, quelle que soit la réalité qui se cache derrière ce pseudonyme[12], nous
fait envisager la condition de sans domicile fixe en se situant du point de vue
de ceux qui la vivent, qu’il peut légitimement se faire le messager d’Abel, de
Jean, de Sac-à-Dos, de Bert…
Franck Burns, Social Killer. m, n, crime exemplaire, L’Ecailler du Sud, 2007.
Cathie Lévy, A la recherche de Franck Burns, 2007 (diffusé sur Arte le 16
novembre 2007).
[1]
Franck Burns, Social Killer. m, n, crime
exemplaire, L’Ecailler du Sud, 2007, p. 52.
[2] Idem, p. 99.
[3] Idem, pp. 99-100.
[4] Idem,
p. 63.
[5] Idem,
p. 48.
[6] Idem,
p. 25.
[7] Cécile
Brousse, Bernadette de la Rochère, Emmanuel Massé (INSEE), Les sans domicile usagers des services d’hébergement ou de
distribution de repas chauds, p. 16 - http://www.crest.fr/seminaires/recherche/2001
2002/observatoire.pdf
[8] Idem,
p. 17 : « Par rapport aux autres sans
domicile hébergés en structure collective, ceux qui doivent quitter leur centre
le matin sont 4 fois plus nombreux à avoir dormi dans la rue la semaine
précédente (13 % contre 3 %). (…) L’explication pourrait être la suivante : les
sans domicile ayant vécu longtemps dans la rue répondent plus difficilement aux
critères d’admission, ils sont donc moins souvent reçus dans les centres où
l’accueil est personnalisé. (…) les sans domicile de longue durée sont «
cantonnés » à la rue ou aux centres où l’accompagnement social est le moins
important. »
[9]
Franck Burns, Social Killer. m, n, crime
exemplaire, L’Ecailler du Sud, 2007, p. 88.
[10] Cécile Brousse, Bernadette de la Rochère, Emmanuel Massé (INSEE), Les sans domicile usagers des services d’hébergement ou de distribution de repas chauds, p. 9.
[11]
Franck Burns, Social Killer. m, n, crime
exemplaire, L’Ecailler du Sud, 2007, pp. 31-32.
[12] En
allant faire un tour, avant de publier ce billet, sur le site de L’Ecailler du
Sud, j’ai appris que le mystère Franck Burns était résolu (« on a retrouvé l'auteur.. »). Tant pis ! Le mystère était joli et je n’ai aucune envie –
pas avant plusieurs semaines en tous cas - de savoir si le Franck Burns que
j’ai imaginé grâce au documentaire de Cathie Lévy est (ou pas) le vrai Franck
Burns.